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Mirage indochinois [Chronique]

«Partez pour les colonies, une vie meilleure vous y attend!» L’appel de ce slogan publicitaire a dû faire rêver dans les années vingt les parents de Marguerite Duras, instituteurs en quête d’une meilleure fortune à la veille de s’embarquer pour l’Indochine. Sur place, ils connurent le désenchantement, et lentement, le cauchemar.

Un barrage contre le Pacifique, sorti en librairie en 1951 évoque, entre fiction et expérience vécue, la jeunesse qu’a passée Marguerite Duras en Indochine.

La descente aux enfers de la concession rizicole achetée à crédit par sa mère à l’administration coloniale cristallise tout le sel du roman. Rongées par la salinité du Pacifique (1) qui inonde régulièrement la plaine alluviale de leur concession, les cultures de riz de la famille sont trop souvent impropres à la consommation. Les caractères de la famille se durcissent à l’épreuve de sa déchéance sociale, la fracture est vite consommée entre la mère veuve, rivée à son obsession utopique de sauver par la construction de barrages successifs la concession, et ses enfants meurtris de végéter dans la pauvreté et l’aigreur de leur mère.

On la verrait bien jusqu’à la fin du roman s’entre-déchirer cette famille, à coups de vexations et de mots durs, mais voilà qu’une rencontre providentielle dérive partiellement le venin et le fiel de Suzanne, Joseph et «la mère (2)»… celle de monsieur Jo. Sa laideur, ses façons veules de benêt et surtout son impudente richesse qu’il tient de son affairiste de père, mettent implicitement d’accord la famille, chacun à sa manière, pour lui faire entendre et payer le poids de leurs malheurs. Ensorcelé par le charme de Suzanne (qui est en creux M.Duras) et ne sachant que faire des sous de papa dans sa vie oisive, monsieur Jo va se faire complaisamment soutiré son diamant.

Ce diamant bien mal acquis sera revendu par la sainte famille en ville, l’occasion pour M. Duras de peindre la société coloniale ségrégationniste de Saïgon. Un tableau urbain saisissant au sein duquel la plume objective et distanciée de Duras dévoile l’intraitable domination du haut colonat (hommes d’affaires, financiers, hauts gradés de l’armée, hauts fonctionnaires de la Résidence (3) en Cochinchine. Toute la partie haute de la ville est leur, ceinturée par la ligne de tramway qui la sépare physiquement de la fourmilière indigène et du tout venant colonial privé du luxe tapageur et propret de ce haut quartier. Les douaniers, fonctionnaires des postes, de la Sûreté, officiers subalternes, marins ou militaires du rang et la foule des petits métiers «blancs» se cantonnent au port.

En ayant vécu la condition sociale des déçus de la société coloniale, Marguerite Duras écume sa rancune non en instruisant avec véhémence le procès du colonialisme mais en évoquant au travers de tournures elliptiques et métonymiques l’iniquité et aussi la cruauté de certains aspects de l’œuvre coloniale en Indochine.

Ainsi, Duras ne dévidera pas de longs couplets dénonciateurs sur la servitude des coolies (4) dans les plantations d’hévéa, elle se contentera de glisser d’une métonymie à une autre pour faire comprendre à son lecteur que l’épuisement mortel des indigènes dans les exploitations de caoutchouc emboîtait le pas au pillage de la ressource naturelle. Le paradoxe de ce style, tout en retenue et en neutralité apparente, est de frapper le lecteur sur l’indifférence des colons pour la souffrance des indigènes. Duras a même l’honnêteté de ne pas s’angéliser elle-même: les famines dont elle fut témoin autour du bungalow familial et que dénonçait déjà Andrée Viollis (5) en Annam au cours de sa tournée aux côtés de P.Raynaud n’émeuvent personne. Dans sa critique du colonialisme, l’ironie de Duras ne s’élève pas à la dérision définitive d’un Céline qui, dans Voyage au bout de la nuit, assassine l’idéal de la colonisation en l’assimilant à une entreprise de voyous affamés d’argent facile, gagne-pain du rebut de l’humanité. Toutefois, parce que Duras se garde d’apparaître comme une caricature de procureur, ses quelques charges contre les mœurs des coloniaux, soucieux d’oublier leur misère morale et la dureté du climat tropical (malaria, paludisme) dans l’alcool, produisent leur effet :«seuls les garçons de café étaient encore indigènes, mais déguisés en blancs (…) de même qu’auprès d’eux les palmiers étaient en pots » ou encore « (…on pouvait voir les blancs suçant pernods whisky-soda (…) se faire, comme tout le reste, un foie bien colonial».

Grandes plantations, routes, canaux, pistes, ports et bâtiments de prestige en Indochine, tant d’ infrastructures à inscrire au crédit d’une œuvre coloniale assise sur le sang des Annamites. En toile de fond, comme l’air de n’y être peu sensible et préoccupé, la réalité coloniale transparaît dans tout le roman ; la condition misérable du colonisé s’incarnera dans ce Job des pistes, le Caporal, bête de somme annamite de la famille qui a usé sa carcasse à construire les pistes «du joyau des colonies françaises » presque sans broncher et qui en redemande encore…

A.B.

Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, collection Folioplus classiques

 Notes

1) En réalité la Mer de Chine

2) L’appellation en dit long sur l’amour que Duras portait à sa mère

3) Saïgon n’est que le siège de la Résidence du délégué supérieur du protectorat de Cochinchine rattaché à la fédération de l’Union indochinoise, c’est Hanoï qui abrite le Gouvernement général.

4 ) Nom donné aux Vietnamiens sans terre qui travaillent dans les plantations d’hévéa et les rizières de colons

5) Journaliste célèbre des années 30, invitée à se joindre à la délégation de P.Reynaud durant sa visite diplomatique de 1931 en Indochine. De retour de ce voyage, elle dénonce les exactions commises sur les nationalistes dans les commissariats de la Sûreté, à Cholon (banlieue éloignée de Saïgon) entre autres, et se fait l’écho de l’éveil du nationalisme vietnamien.

Crédit photo : DR
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