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René Girard, ou les limites de l’analyse mimétique

18/11/2015 – 08H00 Stanford (Breizh-info.com) – L’anthropologue et académicien français René Girard, décédé le 4 novembre dernier, s’était taillé une forte réputation aux États-Unis, où il a enseigné toute sa carrière durant, à Baltimore et à Standford. Son nom est connu en France, son pays d’origine, mais ses publications n’y sont guère travaillées ni commentées : son engagement chrétien déplaît aux universitaires laïcs du vieux continent, alors qu’il joue plutôt en sa faveur outre-Atlantique. Il faut ajouter à cela qu’il n’était pas agrégé de philosophie, mais diplômé de l’École des Chartes comme son propre père, ce qui n’est guère rentable auprès des universitaires français. Girard les a surtout étonnés par l’ampleur qu’il accordait lui-même à ses propres travaux, acceptant de les qualifier de « choses cachées depuis la fondation du monde », titre d’un livre paru en 1978.

Dans un premier temps, féru de littérature, il avait montré la fréquence des attitudes d’imitation chez certains personnages littéraires du XIX° siècle français, ceux de Balzac, de Stendhal ou de Flaubert. De cette observation patiente du mimétisme en littérature, étendue à l’œuvre de Proust, il avait tiré un premier ouvrage, Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), qui connût un fort succès dans sa version américaine, et donne quelques clefs utiles aux apprentis enseignants dans l’analyse des textes.

Girard étendit ensuitel’analyse mimétique, réservée initialement à des personnages littéraires singuliers, à la lecture des grands mythes collectifs, des grands récits mis aux origines des sociétés anciennes ou modernes. Il affirma (La violence et le sacré, 1972) que les comportements imitatifs s’étendaient à la formation de groupes capables – par contagion du comportement des uns sur celui des autres – de désigner un bouc émissaire, une victime porteuse de la cause des drames divisant une société donnée, et sacrifiée pour ce motif même sur l’autel de la réunification de tous les autres.

Nombre de colloques, organisés par des sociétés savantes pour déterminer si ce processus est ou non universel, ont dû arbitrer les conflits entre girardiens et antigirardiens, les uns et les autres chargés de récits ethnographiques confirmant ou infirmant les thèses de Girard. Tout cela serait resté confiné aux querelles de chapelles universitaires si Girard n’avait agrandi son champ d’études à la théologie. Les christianismes sont, selon lui, les seules religions à proclamer que la victime expiatoire – le Christ crucifié – est innocente et non coupable. Et les seules à dire que, de ce fait, tous les processus de victimisation sont dépassés puisqu’un fils de Dieu fait homme s’est victimisé une fois pour toutes, à la place de tous les boucs émissaires à venir.

Cette extension des thèses de Girard posait deux problèmes. Le premier, c’est qu’en intégrant des données théologiques, il quittait le strict domaine de l’anthropologie et réservait l’usage de ses analyses aux seuls dévots des religions chrétiennes. Le second, c’est qu’il reléguait dans les oubliettes universitaires l’un de ses prédécesseurs, Arthur Maurice Hocart (1883-1939), moins ambitieux quant à la théologie des processus victimaires, mais très nourri de lettres classiques et ethnologiques. Dans des ouvrages peu réédités (Au commencement était le rite, La Découverte, 2005), Hocart avait montré que les mises en scène victimaires fonctionnent dans les récits d’origine de sociétés humaines, plus que dans les processus réels de leur actualisation qui, eux, relèvent de rites et de rapports de pouvoir.

Ainsi vaut-il mieux, par exemple pour comprendre la répression menée contre les opposants lyonnais ou vendéens à la Révolution française, passer par des analyses de rapports de forces plutôt que par des récits qui, pour émouvant qu’ils soient, valent plus par leurs qualités littéraires que par leur éclairage sur l’enchaînement des événements. Pour rester dans la même époque historique, si Louis XVI avait vraiment joué un rôle de victime expiatoire au sens décrit par Girard, la réconciliation de la société française avec elle-même aurait dû suivre la montée du roi sur l’échafaud (21 janvier 1793), plutôt que d’ouvrir vers cette période de Terreur qui fut l’exact contraire d’une fraternisation.

Au total, Girard et surtout nombre de ses disciples trop pressés ont montré une fois de plus que des outils à portée limitée (le mimétisme des personnages, analysé en littérature) peuvent, par généralisation, rencontrer de grands succès du fait des facilités qu’ils offrent au désir (universitaire ? mimétique ?) de tout comprendre avec peu de notions de base. Les marxistes ont connu des succès comparables avec leurs thèses simplifiées relatives à la lutte des classes. Mais les retours à la réalité sont souvent désenchantés : les outils de la compréhension ne sont pas les mêmes que ceux de l’action ; ils n’en permettent le plus souvent qu’une parodie, plaisante pour les universitaires mais difficile ou impossible à contrôler dans les sociétés réelles.

J.F. Gautier

Photo : Vicq/Wikimedia (cc)
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