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La poursuite de l’idéal, fresque littéraire de Patrice Jean

La poursuite de l’idéal. Un titre de roman on-ne-peut-plus inspirant, que personne n’oserait renier, quoique beaucoup ne se risqueraient à le poursuivre, cet idéal. Parce que bon, l’idéal, c’est bien gentil, mais d’aucuns en ont crevé – pour tenter d’user du vocabulaire sans détour et un peu cru de l’auteur, Patrice Jean. Courir derrière l’idéal à notre époque, le héros de ce livre en saura quelque chose, ça peut vous laisser assis sur le trottoir, un peu sonné, comme après le passage d’une manifestation parisienne dans sa version début XXIe siècle, écumante de slogans sans nouveauté, secouée de la violence de black blocs et boursouflée de nuées de gaz lacrymogène. D’ailleurs, le résultat peut s’avérer similaire aux effets de ce dernier : ne vous restent que vos yeux pour pleurer.

« L’égouttement du temps, seconde par seconde, un dimanche après-midi, sous un ciel gris, plof, plof, plof, plof […] Toute l’histoire de l’humanité est née de l’épouvante des plofs. »

L’écrivain Patrice Jean, également professeur de français à Saint-Nazaire, s’est aventuré à suivre les pas d’un jeune poursuiveur d’inaccessible étoile, un héros pusillanime sans étoffe de héros, tissé de banalité, empêtré dans la trame de sa vie réelle quand il se voudrait drapé de la soie délicate de ses rêves de poésie. Parce que oui, ce héros qui sait ne pas en être un mais démangé par l’idée d’en être – et à la logique parfois emmêlée, qu’on en juge –, ce héros donc se rêve poète. Il se nomme Cyrille Bertrand – une identité comme il pourrait y en avoir tant. Il a grandi à Dourdan en banlieue parisienne. Ensemencé de littérature, il admire les Stendhal, Baudelaire, Larbaud et autres Nerval ou Laforgue qu’il a pu côtoyer durant son échappée universitaire en pays de Sorbonne. Voici l’homme de Patrice Jean. Avouons l’envie de le rapprocher d’un héros de Déon et de le surnommer « le jeune homme gris ».

Au moyen d’un récit quasi initiatique, l’auteur joue avec le parcours de ce garçon pour promener le lecteur dans le paysage de notre époque. En franc-tireur un tantinet cynique, il pointe du doigt les couleurs falsifiées et dissonantes du fond de scène. Le monde politique, qu’il soit de gauche ou de droite, en prendra pour son grade, tout comme la nasse des médias ou les révoltes hypocrites des grands théoriciens et des stars d’une époque. Sans compter la masse, la grande masse du commun des mortels, ces hommes et ces femmes rendus libres par le progrès de choisir l’esclavage de la consommation, et d’abdiquer leur idéal pour acheter train de vie et reconnaissance sociale. Des personnages à la caricature plus vraie que nature croiseront le fer – des mots – avec la nonchalance désabusée de Cyrille Bertrand. D’autres (au féminin) frotteront leur corps à celui de ce dernier, car Patrice Jean ne cultive pas l’art de brosser un tableau en surface. Il fourrage ses portraits de l’intérieur, il en travaille la chair et ses désirs, il les pétrit jusqu’à en faire jaillir la moindre pensée, salace ou exaltée (l’une pouvant aussi s’accommoder de l’autre, selon le genre). Du grand art.

« Il arrive toujours un moment dans la vie, disait Trézenik, où une âme sensible rompt avec son temps. »

Patrice Jean peint une fresque puissante, étonnante oserions-nous dire au regard de notre monde de pensée convenue et sans surprise. Un long chemin, tortueux, dans lequel un écrivain moins habile aurait pu se perdre, mais sur lequel il s’est laissé conduire avec brio, sans doute en poursuivant son idéal ? Gare, il serait en ce point si facile de tomber dans l’encensement béat d’un brillant écrivain, qui plus est de bricoler de grandes idées à propos de sa façon de décrypter avec humour les hypocrisies de notre société, de clouer le bec à la langue de bois politico-médiatique, de déshabiller ces grandes âmes soi-disant vertueuses et donneuses de leçon qui s’insurgent d’un rien mais baissent culotte devant tout… Mais l’auteur se rirait sûrement de ce genre d’exercice journalistique à la vanité duquel il a consacré quelques lignes ironiques dans ce livre !

Surtout, un tel propos participerait au dévoiement de la littérature, que le héros Cyrille Bertrand constate au fur et à mesure de son initiation. Un dévoiement qui pousse tout lecteur à ne chercher dans une œuvre littéraire que l’idéologie de son auteur – ou comment réduire l’art à un usage matérialiste d’idées. Nous aimerions plutôt saluer, avec les mots du héros, le geste simple mais essentiel d’un écrivain : celui « de faire un signe à ceux qui, à travers les jours, lui ressembleront, pour les aider, même d’une façon infime, à tenir le coup dans un monde damné et insignifiant, damné parce que insignifiant ». Pari réussi Monsieur Jean.

« Pour ces crétins, s’amusait Trézenik, la vie se confond avec la technologie et avec le “ludique”. L’idée qu’ils se font de la littérature est proportionnée à la dimension de leur toute petite personne. Vous savez, Cyrille, quand on est de son temps, on n’est pas autre chose qu’un produit de son temps… Seuls ceux qui s’en échappent peuvent espérer dépasser le statut d’objet, de produit. »

La poursuite de l’idéal, Patrice Jean, éditions Gallimard, collection « NRF », janvier 2021 – 23 €.

Isabelle Lainé

Crédit photo : JulienSorel1943/Wikimedia (cc)
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