Qu’on se le dise : la première cause de mort collective en Occident n’est ni la variole, ni le CO₂, ni même l’inflation ; c’est la fragilité élevée au rang de vertu. Nous avons fait entrer la société dans l’ère des ouatinés, ces humanoïdes bardés de « bienveillance » et de « valorisation » qui circulent comme des cosmonautes, protégés par une combinaison émotionnelle. À la moindre aspérité – rappel à l’ordre, mot ironique, exigence professionnelle – ils déclenchent l’alerte dépressurisation : cellule psy, communiqué RH, tribunal.
Partout, l’on répète qu’il faut « prendre soin » des émotions ; en clair : cacher le réel qui pique. Les mots deviennent des lames. On ne dit plus à un élève qu’il a tort : on « valide différemment ». On ne congédie plus un incompétent : on « accompagne une transition ». La moindre remarque est taxée de harcèlement. La moindre blague, de micro‑agression. Nous fabriquons ainsi des êtres dont l’épiderme social est si mince que la simple contradiction leur cause des brûlures au troisième degré.
Or l’effort commence toujours par une blessure narcissique : reconnaître qu’on ne sait pas, qu’on s’est trompé, qu’il faut recommencer. En anesthésiant cette douleur, nous supprimons l’apprentissage. L’enfant qu’on préserve pour son « estime de soi » devient un adulte qui hurle dès qu’un manager formule une exigence, avant d’aller se plaindre sur TikTok d’un environnement « toxique ». Nous pensons produire des anges sucrés ; nous engendrons en réalité des barbares hyper‑émotifs, incapables de tolérer la frustration et prompts à détruire tout ce qui contrarie leur ego.
Le contraste avec le reste du monde est brutal. Tandis que nos écoles de commerce organisent des ateliers de « soft skills », l’Asie mise sur le pragmatisme et l’endurance. Nos réglementations anti‑stress amusent les entrepreneurs américains qui carburent à la semaine de quatre‑vingts heures. Nos interminables colloques sur l’inclusivité laissent de marbre les puissances émergentes, obsédées par le résultat brut. Le monde réel n’a cure de notre porcelaine émotionnelle ; il danse sur les ruines des sociétés qui confondent douceur et mollesse.
Cette fragilité institutionnalisée creuse la tombe de la puissance. En décrétant l’égalité des ressentis, on place le sentiment le plus fragile au‑dessus des réalités les plus massives ; en judiciarisant chaque conflit, on remplace l’ancienne joute verbale par l’assignation ; en sacralisant la victimité, on décerne l’auréole à qui se dit blessé. Qu’on ne s’étonne pas, alors, si la productivité s’effondre, si l’armée peine à recruter, si la science s’autocensure sous la ouate éthique : la société des fragiles se suicide en douceur.
Le remède passe par la réhabilitation du heurt. La contradiction, la bagarre, l’ironie, la sanction juste sont des vaccins : ils piquent, ils sauvent. Celui qui confond correction et oppression finira écrasé par sa propre incompétence ; celui qui refuse le labeur vivra sous la férule de ceux qui travaillent. Notre continent a bâti cathédrales, fusées et symphonies parce qu’il supportait l’exigence et regardait l’échec en face ; il sombre aujourd’hui sous les oreillers en gomme‑mousse de la pseudo‑bienveillance.
La civilisation ne tient que si les individus acceptent d’être, tour à tour, élèves, critiques et bâtisseurs. La fragilité sacralisée n’est pas la paix sociale ; c’est la capitulation avant l’assaut. Brisons donc l’emballage, retrouvons le nerf, réapprenons à encaisser – et à rendre la pareille. Car le monde n’a aucune intention de marcher sur la pointe des pieds pour ménager nos susceptibilités.
Julien Dir
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13 réponses à “La Dictature des Fragiles : autopsie d’une civilisation sous cellophane ”
Quel magnifique article !!! Enfin une pensée qui met du baume au cœur. Je pensais être seule à avoir ce regard sur les raisons (en partie) de l’effondrement de notre société.
Un peu de bon sens ne peut faire que du bien. Cet article en apporte son pesant. En concentré, synthèse puissante et claire. Fort bien pensé. Et très bien écrit. Mais est-il encore temps de réveiller nos contemporains ? Espérons-le. Sinon ce serait « vox clamantis in deserto ».
Julien Dir, je bois vos analyses ! Bon, faut dire que je suis un vieux de la vieille et que ceci explique sans doute cela. J’ajoute que je suis un vieux qui fait beaucoup de sport et ce qui est dit dans cet article englobe aussi l’effort physique ! La jeunesse actuelle, sauf exception n’aime pas la sueur ! Courir, sauter, même danser à en perdre haleine n’est plus dans les moeurs, nous élevons des limaces et le plus effarant est qu’ils se savent limaces et que cela ne les dérangent pas ! A voir la plupart des papas, plus que bedonnants, on ne peut pas en être étonné. A voir les grands papas, la plupart sous médocs et incapables d’un effort physique un tant soit peu intense, on comprend. La dégénérescence a commencé du temps de ma propre génération, celle des boomers … et n’a fait que s’accélérer depuis et, à regarder autour de soi cela ne semble pas près de s’inverser ! Reconnaissons toutefois que dans le domaine du tripotage du smartphone les jeunes d’aujourd’hui nous battent haut la main et que leur pouce est beaucoup plus musclé que ne l’étaient les nôtres !
Excellente analyse qui montre comment la société a transformé les hommes qui savaient souffrir pour gagner et avancer dans leurs vies en petites personnes en sucre craignant le froid, le chaud et l’humidité ! Plus de notes en classe pour ne pas choquer ces petits si fragiles, plus de compétitivité, c’est d’extrême droite ! Au delà d’un constat alarmant, se cache une volonté d’affaiblir le petit peuple quand les voyous et narcos font la loi….Restez dans vos maisons braves gens, le danger est dehors et vous n’êtes plus entraînés pour le combattre et le supporter.
Pertinent et joliment écrit.
Tout cela est relativement juste, mais ne fait pas la différence non négligeable entre la sensibilité et la sensiblerie…
Même pas peur de publier ça à l’époque où l’on attaque tous azimuths pour la moindre claque ou fessée !!! cela dit, j’applaudis l’article de mes mains encore un peu musclées (85 ans)
Chacun est différent et donc chacun a ses propres faiblesses naturelles dont il ne peut pas se protéger seul. Mais aussi chacun a ses propres forces dont il doit, comme vous le décrivez, cultiver les qualités à travers l’adversité, d’abord choisie par son entourage dans sa prime jeunesse et ensuite par lui-même pour enfin être capable d’affronter la réalité dans sa maturité.
Ce n’est pas indigne de protéger les faibles là où ils sont faibles, ce qui est indigne c’est de faire des faibles, c’est à dire de refuser à quiconque de cultiver ses forces, et cette indignité est celle des tortionnaires, pillards et esclavagistes. C’est ce que dénonce le rapport sur la torture du premier janvier 1975 d’Amnesty Intenational. https://www.amnesty.org/en/documents/act40/001/1975/en/
En effet ce qui nous sert d’administration pratique la torture comme elle est dénoncée dans ce rapport résumé page 53 avec la description de Bidermann.
En effet, on cache aujourd’hui « le réel qui pique » par des euphémismes du genre « l’insécurité n’est qu’un sentiment », formule inventée par Moretti, l’ex ministre de la Justice. On verse des larmes sur les racailles victimes incomprises de la société ou sur les pauvres immigrés économiques alléchés par la soupe offerte par ceux qui travaillent. On fabrique, dès le plus jeune âge, des individus incultes à qui tout est dû: il est interdit par les Hautes Instances de dire à un élève qu’il ne fiche rien pour ne pas le « décourager », on lui dit qu’il « peut mieux faire » et on interdit de donner une note « dévalorisante » pour l’encourager ainsi à persévérer dans la fainéantise. On excuse même les violents et les agresseurs dans une société devenue permissive par idéologie et inversion des valeurs. Et gare à ceux qui voudraient remettre en question ce nouvel humanisme.
Et bien les amis, on est vraiment mal barrés !
Article formidable. Bravo!
Une de vos meilleures analyses et fort bien écrite.
Rien à dire si ce n’est bravo !
Phil
Julien Dir à raison, chaque jour, je suis de plus en plus stupéfait de la passivité des citoyens à accepter leur sort, même peu enviable, sans réagir.
Anesthésiés par le consumérisme, ils sont devenus fainéants, peu aguerris à l’effort tant intellectuel que physique…Ils vivent dans leur bulle quémandant en permanence l’assistance de l’Etat Providence de plus en plus indigent faute de moyens que seul le travail permet d’accroître.
Des prophètes vantent le « Droit à la Paresse »…Un crime sauvage est perpétré par « nos chances pour la France », les bonnes âmes, pas toujours désintéressées il est vrai, crient « Pas d’amalgame » « Vous n’aurez pas ma Haine » « Ne faîtes pas le jeu de l’Extrème Droite » avant qu’une procession dîte « Marche Blanche » agrémentée de fleurs et de nounours s’ébranle, symbolisant le fatalisme et la résignation des citoyens alors que « nos zélites » appellent à l’apaisement.
DE « veaux », les français sont devenus des moutons Halal soumis, prèts à l’Hallali, cri de victoire des chasseurs à coure, curieuse analogie syntaxique.
Excellent article, tout est dit de manière limpide. Reconnaître ses erreurs, son impuissance n’ est pas de la faiblesse. La vraie sensibilité n’est pas la sensiblerie.Le défaut de la moindre exigence éducative, que ce soit de la part des parents ou de l’école, ne peut en effet que fabriquer des barbares.A la fin de ma carrière d’enseignant le mot bienveillance m’était devenu insupportable.