Depuis mon ermitage — où souffle le vent atlantique plus sûrement que celui des sondages — je regarde l’Argentine comme on revoit un pays d’enfance : avec affection, mais sans illusions. Les élections législatives de 2025 dans la ville de Buenos Aires, dont les résultats viennent d’être publiés, confirment ce que les esprits non partisans savaient déjà : Javier Milei ne gouverne pas seul, mais il occupe le centre de gravité politique de la nation, sans partage. Il tient son noyau dur, mais ne parvient toujours pas à le transmuter en majorité.
Il faut ici rappeler que le Parlement de la ville, la Legislatura de la Ciudad Autónoma de Buenos Aires, compte 60 sièges, renouvelés par moitié tous les deux ans. Cette élection de mi-mandat concernait donc 30 sièges, objet de tous les calculs, de toutes les passions, et de quelques illusions.
La liste menée par Manuel Adorni, au nom de La Libertad Avanza, a obtenu 30,1 % des suffrages, ce qui permet au parti du président Milei de conquérir 11 des 30 sièges en jeu. Ce résultat, bien qu’honorable, ne vaut pas raz-de-marée. Il installe LLA comme la première force politique de la capitale, mais en position de force relative, non hégémonique. Le péronisme rénové, incarné par Leandro Santoro, frôle les 27,4 %, montrant que la vieille matrice populaire a encore de beaux restes. Quant au PRO (Propuesta Republicana), autrefois maître des lieux, il s’effondre à 15,9 %, porté par une Silvia Lospennato incapable de ranimer l’élan d’un libéralisme institutionnel désormais perçu comme routinier, voire épuisé.
Le cas de Horacio Rodríguez Larreta, centriste technocrate, est encore plus parlant : 8,1 % à peine, pour celui qui fut naguère présenté comme la synthèse argentine entre compétence et modération. Ce résultat, moins qu’une défaite, est une forme d’inexistence. Dans une époque marquée par la conflictualité, la modération apparaît non comme vertu, mais comme fuite. « Le politique commence là où surgit l’ennemi », écrivait Carl Schmitt. Or Larreta ne désigne aucun ennemi, ne trace aucune frontière. Il gère un désaccord qu’il refuse de nommer, et dans cette neutralité forcée, il s’efface.
La gauche radicale, quant à elle, est renvoyée aux marges de l’histoire. Avec 3,16 % des voix, Vanina Biasi du Frente de Izquierda confirme la marginalisation d’un discours anticapitaliste incapable de capter le mécontentement populaire. Ni la précarité ni la pauvreté n’ont suffi à lui redonner vigueur. C’est que, pour parler aux masses, encore faut-il parler leur langue. Et cette langue, aujourd’hui, est faite de révolte contre les appareils, non de nostalgie révolutionnaire.
L’échec le plus emblématique, et une vraie désillusion pour moi, reste celui de Ramiro Marra, libertarien dissident, ancien allié de Milei devenu rival brouillon. À moins de 3 %, il s’efface sans gloire. Son positionnement plus extrême, son discours acide et sa rupture mal maîtrisée avec le président ont convaincu peu, rebuté beaucoup. En politique, l’hérésie ne vaut que si elle fonde un nouveau dogme. Marra n’a fait qu’ajouter de la division à la confusion. Pourtant, dans sa campagne il a mis le doigt sur des sujets brûlants qu’il faudra bien un jour trancher comme la présence de populations illégales dans des quartiers piratant des espaces publics, comme la Villa 31.
Ce morcellement, cette fragmentation, cette géométrie sans figure, révèle une vérité plus profonde. Aucun camp ne parvient à embrasser le tout. Milei règne, mais sur un tiers. Il dispose de l’énergie, non du sol. Les partis y disposent encore de la force motrice, de la volonté, parfois même de la violence symbolique — mais ils ne se rattachent plus à aucun sol commun, à aucune ontologie partagée du peuple, de la cité, de la nation. Chacun parle depuis un fragment : mémoire blessée, colère sociale, aspiration technicienne. Nul ne parle pour le tout.
Reste donc La Libertad Avanza, première force politique dans la capitale, mais sans majorité. Son noyau dur reste stable, autour de 30 % depuis les primaires de 2023, confirmé au premier tour de la présidentielle, et désormais consolidé aux législatives de 2025. Cette constance électorale, qui témoigne d’un socle convaincu, ne suffit cependant pas à faire système. Il faudra des alliances durables, ou des résultats économiques plus substantiels, pour transformer l’élan en enracinement. Certes, l’Argentine affiche pour la première fois depuis des lustres un excédent budgétaire primaire, et l’inflation mensuelle a été contenue à 2,8 % en avril. Mais l’inflation annuelle demeure à 47,3 %, chiffre moins dramatique qu’en 2023, mais encore insoutenable pour les plus fragiles. La pauvreté touche 41 % de la population, et la consommation reste en retrait, étranglée par la contraction des revenus réels. Un peuple fatigué, affaibli par deux décennies d’errances monétaires, ne se nourrit pas d’indicateurs techniques. Le succès d’Adorni est réel, mais conditionné : tant que le panier de base sera hors de portée, le projet mileïste restera suspendu au fil du social.
Ces élections, dans leur arithmétique implacable, ont livré un message simple : la centralité de Milei est acquise, sa suprématie ne l’est pas. L’ancien monde n’est pas mort, le nouveau n’est pas né. Buenos Aires demeure en suspens, comme en équilibre sur un fil tendu entre deux siècles. Milei a conquis le théâtre. Reste à savoir s’il tiendra la scène.
Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —
Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2025, dépêches libres de copie et diffusion sous réserve de mention de la source d’origine