Jean Mabire et Olier Mordrel, ces deux esprits indociles, ont incarné chacun à leur manière les âmes anciennes de la Normandie et de la Bretagne, deux terres que le hasard des siècles a rapprochées autant qu’il les a opposées. Leurs peuples, héritiers de lignées farouches, ont longtemps cheminé côte à côte sans toujours se voir, comme deux frères brouillés par une vieille querelle dont nul ne sait plus le motif, mais que la mémoire collective n’ose enterrer. Dans le fracas du monde moderne, où l’on rêve d’un homme interchangeable et sans lieu, ces vieilles nations périphériques font tache. On voudrait les fondre dans un insipide universalisme ou les remplacer purement et simplement par d’autres corps, d’autres langues, d’autres âmes.
La géographie les rend voisines, mais l’histoire, capricieuse et cruelle, les a souvent tenues à distance. Rares furent les embrassades politiques, exception faite de quelques cavalcades héroïques, tel Nominoë poussant jusqu’aux abords de Bayeux en l’an de grâce 846, ou ces Bretons, fiers et casqués, marchant aux côtés du duc Guillaume dans la grande aventure de 1066. Mais, le plus souvent, les deux peuples s’ignorèrent, occupés à leur propre survie dans une Gaule devenue méconnaissable depuis l’écroulement de l’ordre romain.
Les bouleversements furent décisifs. Tandis que l’antique Armorique se peuplait d’insulaires fuyant les ténèbres saxonnes pour y fonder cette Bretagne que nous connaissons, la Normandie se forgeait dans le feu des invasions nordiques, forgeant son tempérament dans l’acier des drakkars. Chez nous, les Bretons, la résistance fut opiniâtre, acharnée, contre l’étreinte centralisatrice du royaume de France. Nous avons longtemps dit « non » quand d’autres se taisaient déjà.
René Cintré, dans son ouvrage Les Marches de Bretagne, nous rappelle que cette frontière, entre deux peuples sans haine, n’a que rarement fluctué depuis que le Cotentin et l’Avranchin retournèrent au giron normand. La ligne de partage est incertaine, car elle n’est pas une blessure. Elle ne blesse ni les paysages ni les âmes. Les commissions chargées de trancher la question restaient perplexes, condamnées à s’en remettre aux souvenirs vacillants des anciens. Un vieil homme de Pontorson, interrogé en 1470, se souvenait qu’enfant, il grimpait sur une borne, plantée au milieu du Couesnon. Penché d’un côté, il se sentait normand, de l’autre, breton. Le monde était simple, alors.
À la Potelais, non loin de Coglès, là où la terre est grasse et le silence peuplé d’histoires, une prairie humide garde la trace des anciens arbitrages. Chaque année, les peuples des deux rives s’y retrouvaient pour juger les querelles, laver les griefs, renouer les liens. Un grand rocher trône encore là, et la légende, toujours plus vraie que les archives, murmure que le diable, dans sa perfidie, voulut semer la discorde en jetant cette pierre en travers du ruisseau du Tronçon, afin d’en détourner le lit et de brouiller les hommes. Mais la Providence, clémente et malicieuse, fit que le filet d’eau passa sous la roche, et la paix fut sauve. Ainsi vont les miracles, discrets et utiles.
Cette frontière partagée, la brève présence bretonne dans les terres normandes, ont laissé des traces de connivence. Le pays de Dol, de Saint-Malo, de Dinan, tissait davantage de liens avec l’Ouest normand qu’avec le Maine, pourtant si proche. On mariait les fils de Bretagne aux filles de Normandie, et l’on forgeait, sans le savoir, une communauté d’esprit.
La famille d’Olier Mordrel, dont une branche ancienne tire sa source de Cherrueix, ce dernier village suspendu avant l’éclat du Mont-Saint-Michel, illustre magnifiquement ce tissage ancien. Mordrel lui-même aurait sans doute été troublé d’apprendre qu’il portait dans son sang celui de Bertram de Verdun, l’un des compagnons du Conquérant à Hastings. Sans doute y a-t-il là un brin de fable nobiliaire, comme il sied aux lignages qui se respectent. Mais que cette légende est belle, et comme elle dit vrai au-delà du vraisemblable.
Raison de plus, donc, pour accorder quelque attention à une correspondance ancienne — devenue au fil du temps une amitié profonde — entre un fils du bocage normand, Jean Mabire, et un Breton d’acier, Olier Mordrel, deux hommes que tout séparait en apparence, et qui pourtant s’influencèrent l’un l’autre d’une manière décisive. Cette rencontre épistolaire, silencieuse et continue, fait songer à ces dialogues que l’on croyait impossibles, entre deux forteresses campées sur leurs traditions, mais qui s’aperçoivent soudain parentes.
Olier Mordrel, un éveilleur de peuples
Si la Bretagne peut encore se penser comme nation, elle le doit à quelques hommes d’exception, dont l’œuvre, patiente et parfois déchirante, fut de tirer ce peuple d’une léthargie séculaire. Parmi ces figures tutélaires, Olier Mordrel tient rang de patriarche, non point seulement pour ce qu’il fit, mais pour ce qu’il pensa. Jean Mabire, dans un de ses ouvrages aux titres en forme de drapeaux, parlait des Éveilleurs de peuples — nul terme ne saurait mieux convenir à Mordrel, ce pionnier altier du nationalisme breton et de la Révolution conservatrice francophone des années 1930.
Né à Paris, ce qui en soit pourrait paraître une ironie du destin, d’un père breton et d’une mère mêlant le sang champenois à la sève corse, le jeune Olier fut d’abord ce que l’époque produisait de plus commun : un bourgeois patriote, attaché à la France comme on s’attache à son portefeuille, sans fièvre ni révérence. Tout change lorsque, jeté par les remous de la Grande Guerre dans la ville de Rennes, il découvre cette terre bretonne encore vivante, presque vierge, préservée dans sa rusticité celtique. L’adolescent, comme foudroyé par une révélation, s’éprend d’une langue que sa propre famille n’avait jamais parlée. La langue de ses ancêtres devint pour lui un royaume à reconquérir.
À travers l’étude passionnée du breton, il redécouvre la vieille âme armoricaine et l’insère sans peine dans cette grande cartographie des peuples sans État que Wilson, avec ses Quatorze Points, avait mis à la mode dans l’Europe effondrée. L’histoire, ici, rejoint la géopolitique. Mordrel entre, dès 1919, dans le Groupe régionaliste breton, en rupture avec le régionalisme romantique, tiède et flou, hérité du XIXe siècle. Avec la revue Breiz Atao, il s’impose comme graphiste, penseur, stratège. C’est là, dans l’atelier d’imprimerie autant que dans la cellule politique, qu’il sculpte l’armature idéologique de la cause bretonne.
Son cheminement le conduit du régionalisme vers l’autonomisme, puis vers un nationalisme ouvertement assumé. En 1931, la fondation du Parti national breton (PNB) marque la naissance politique de la Bretagne moderne. Tandis que l’Europe se déchire entre deux pôles d’attraction totalitaires, Mordrel forge sa pensée à l’enclume de la Révolution conservatrice allemande, empruntant à Moeller van den Bruck, à Niekisch ou à Jünger ce qui pouvait nourrir une Bretagne debout, ferme et libre. La revue Stur, dont il sera l’âme pensante, publie dès 1934 des textes à la fois doctrinaux et prophétiques, qui feront école bien au-delà des frontières bretonnes. Jean Mabire, pour ne citer que lui, s’y forma.
À l’approche du second cataclysme mondial, Mordrel prône une ligne pacifiste, résumée dans le cri bref : « Pas de guerre pour les Tchèques ». L’aile radicale du PNB entrevoit dans la victoire allemande la seule brèche possible vers l’indépendance. Traqué par le gouvernement français, Mordrel passe en Belgique à l’été 1939, avant de gagner l’Allemagne, quelques jours avant que le monde ne bascule. Il y sollicite le statut de réfugié politique, se croyant en exil alors qu’il entrait, sans le savoir, dans les limbes de l’histoire.
Bien qu’il ait compté, dans les cercles de la Révolution conservatrice et chez les nationaux-folkish du Reich, de solides sympathies — tel le Rittmeister Franz Schenk von Stauffenberg, silhouette aristocratique d’un monde en ruine — Olier Mordrel ne parvint jamais à éveiller un véritable intérêt chez les autorités nationales-socialistes. À ses propositions venues de l’exil breton, Berlin opposa poliment une fin de non-recevoir. L’Allemagne, dans son cynisme diplomatique, préférait alors caresser dans le sens du poil la France de Vichy, plutôt que d’encourager l’émancipation d’une Bretagne qui, vue de la Wilhelmstrasse, ressemblait à une abstraction.
Rentré à Rennes en juillet 1940, Mordrel se heurte rapidement à l’indifférence hautaine de l’administration d’occupation. Ce que le Breton espérait être une collaboration stratégique se transforme en frustration croissante. Les Allemands, soucieux de ne pas déplaire à Laval ni à ses séides, multiplient les manœuvres dilatoires. L’affaire tourne au vinaigre, et en décembre 1940, Mordrel est arrêté puis expédié en résidence surveillée en Allemagne — un exil intérieur dans un exil extérieur, cette étrange limbe où l’on n’est ni prisonnier ni libre, mais seulement inutile. Il n’en sera libéré qu’à l’automne 1941.
Son retour en Bretagne, loin d’être un triomphe, s’apparente à une parenthèse vaine. L’action lui est désormais refusée. Il se replie sur la plume, tente de relancer la revue Stur, mais le souffle n’y est plus. L’Europe elle-même vacille, et la Bretagne n’est plus qu’une idée tenue en lisière. Poussé par la tournure tragique de la guerre, Mordrel regagne l’Allemagne, puis fuit vers l’Italie. De là, aidé par la représentation croate à Rome, il se dote d’une fausse identité et embarque pour l’Argentine. En 1947, il s’installe à Buenos Aires, échappant de peu à la double condamnation à mort prononcée contre lui par les tribunaux français. C’est un monde en cendres qu’il laisse derrière lui, et une solitude d’exilé qui l’attend.
Correspondance d’exil et d’affinité
Deux ans plus tard, le proscrit breton, dans le silence moite de Buenos Aires, entame une correspondance avec un jeune étudiant inconnu, Jean Mabire. Rien, a priori, ne prédestinait ces deux hommes à se rencontrer. Et pourtant, de cette entente épistolaire naîtra une amitié féconde, prolongée durant près de quarante années. L’un, naufragé politique, l’autre, fils du renouveau normand, s’écriront sans relâche. De ce dialogue, nous avons conservé des milliers de lettres, dont près de deux cents échangées entre Mordrel et Mabire — autant de fragments d’un continent invisible.
Que s’est-il passé en 1949 pour que Mordrel prenne l’initiative d’écrire à ce jeune Normand inconnu ? La chose demeure obscure, comme le sont souvent les commencements authentiques. L’hypothèse la plus vraisemblable est que le Breton ait reçu, via Roger Hervé — esprit fantasque, surnommé « le Professeur Nimbus », bibliothécaire zélé et nationaliste discret — un exemplaire d’une étrange revue : Viking, cahiers de la jeunesse des pays normands. Ce mince fascicule, à la typographie audacieuse et aux idées claires, résonne comme un écho lointain de ce que Mordrel avait tenté, deux décennies plus tôt, dans une Bretagne enfiévrée.
La lecture dut le frapper comme la redécouverte d’un frère spirituel : un autre peuple d’Europe, enraciné, viril, parlant haut et clair, et décidé à ne pas disparaître sans lutte. Une phrase de l’éditorial de Viking résume d’ailleurs toute la parenté entre ces deux démarches : « Un jour, au détour d’un chemin, au tournant d’un livre, nous avons découvert dans le vent du Nord la certitude et la réalité. » Ce que les Bretons avaient trouvé dans le celtisme, les Normands, à leur tour, l’exhumaient dans le nordisme. Le cycle recommençait, porté par d’autres voix, mais sur la même portée.
Une Bretagne qui suscite le respect
Olier Mordrel n’a pas conservé la trace de la première missive qu’il adressa à Jean Mabire. Mais la réponse du jeune Normand, datée de novembre 1949, nous est parvenue, intacte et frémissante, comme le reflet encore chaud d’une rencontre d’âmes. Après des mois d’hésitations, la plume enfin trempée, Mabire adresse à l’exilé breton une lettre à la fois candide et pleine d’aplomb, dans laquelle il se présente sans détour, avec cette verve à peine contenue que donne la jeunesse à ceux qui ont déjà choisi leur camp.
Le jeune homme, issu d’un lignage normand ancré entre le Bessin et le Cotentin, né lui aussi à Paris, comme tant d’enracinés déracinés, livre d’un trait les premiers feux de son itinéraire. Ce ton direct, mordant parfois, enchante Mordrel, qui perçoit d’emblée, sous la prose brutale, l’étoffe d’un camarade — non pas un disciple, mais un esprit cousin, libre et résolu.
De toute évidence, ce premier échange fut reçu comme un signe de reconnaissance mutuelle. Mabire, encore presque adolescent, éprouve un mélange d’étonnement et de gratitude à être ainsi reconnu par un homme dont il avait lu les pensées comme on lit les livres fondateurs. Quant à Mordrel, il y trouve une consolation teintée d’amertume. Il confie, dans une lettre du 28 décembre, qu’aucun jeune breton ne l’a encore abordé avec une telle « déférence et […] loyauté, sans parler de […] clairvoyance. »
À l’époque, la traversée d’un courrier de Buenos Aires à la Normandie prenait une quinzaine de jours. On imagine le rythme du dialogue, ponctué de longs silences, d’attentes fiévreuses, et d’un labeur quotidien qui reprenait comme si de rien n’était. Mabire, débordé par ses études, ses engagements et la préparation du sixième numéro de Viking, tarde à répondre à la lettre suivante de Mordrel, datée d’avril 1950. Ce n’est que le 31 janvier qu’il avait répondu à la précédente, et ce n’est qu’en septembre qu’il parvient à reprendre la plume. Huit jours plus tard, il devait rejoindre l’armée.
Ce qui se noue dans ces lettres n’est pas une simple correspondance : c’est un dévoilement progressif, comme un échange entre deux pèlerins de la même cause, confié aux plis de papier comme à un directeur de conscience. Jean Mabire y livre, avec cette ferveur sans fard propre aux très jeunes hommes, une inclination intime pour la Bretagne : « Je ne sais quel penchant m’entraîne vers la Bretagne, sans doute cette immense possibilité que je sens en elle, cette fureur aussi de la voir encore si loin de vos rêves. Il y a chez vos garçons un dynamisme qui fait mon admiration mais leur manque de sens positif m’inquiète. »
Le ton, parfois, se durcit. L’élan critique n’épargne pas les Bretons, que Mabire accuse d’un européisme balbutiant, incapable de s’arracher aux brumes du sentimentalisme celtique. « Après Maurras et “La France seule” vous avez cru “La Bretagne seule”. Après Rosenberg et “Le Germanisme seul” vous essayez de croire au “Celtisme seul”… » Il faut lire ces lignes non comme une remontrance, mais comme l’appel fraternel à une lucidité plus haute. Et de crainte d’avoir blessé, il se reprend, touchant de sincérité : « Excusez quelquefois cette violence, cette critique mais j’aime trop votre pays et votre cause… – la camaraderie donne des droits. »
Mordrel, loin de rejeter la critique, y répond avec ce calme souverain que donne l’expérience des défaites. Les illusions pan-celtiques ? « Elles se sont évanouies de nos âmes il y vingt-cinq ans. » Le Breton n’est plus dupe, mais il n’a pas renié.
Au-delà des divergences, de l’exil, de l’âge, de l’océan, ce que Mabire cherche à nouer, c’est une fraternité spirituelle — celle des peuples debout, menacés par l’oubli et l’uniformisation. Le cri qui traverse sa lettre est celui d’un survivant lucide : « Je sens “NOTRE MONDE” qui meurt et nous ne serions pas encore des frères… »
Voilà peut-être ce que ces deux hommes, chacun sur sa rive de la mémoire, cherchaient avant tout : un frère.
Une fidélité ardente à un monde honni
Malgré les cendres fumantes de l’histoire récente, malgré l’exil et les défaites, Olier Mordrel n’est pas homme à baisser les armes de l’esprit. Aux doutes du jeune Mabire, il oppose un optimisme roide, invulnérable, celui des prophètes que la réalité n’effraie pas, car leur horizon est ailleurs. Le jeune Normand, inquiet, l’interrogeait sur la fin possible d’un monde — le leur — démembré par la guerre et l’uniformisation, rongé par le déracinement et les morales universalistes. Mordrel répond avec la fermeté glacée de ceux qui croient en la durée :
« Ne craignez rien. Notre monde ne crèvera pas. S’il crevait, c’est que nous aurions eu tort. Ce qui n’est pas. Nous avons effroyablement raison. C’est d’ailleurs pourquoi ils veulent notre peau à tout prix. Nos ennemis ne sont pas le courant qui monte, mais l’eau sale qui jaillit de l’égout crevé. Ils sont le passé, le plus authentique et fastidieux passé. En 1944, tout ce qu’ils ont trouvé, c’est de réapprendre par cœur le discours de Danton pour nous le resservir après avoir étudié leurs effets de menton devant leur armoire à glace. Nous avons été abattus par la réaction la plus noire, la plus moribonde qui soit et cela n’aura qu’un temps. Notre faute ou plutôt celle de nos hérauts, a été un excès de vitalité qui les a poussés à entreprendre trop tôt, trop vite, trop grand. Il suffit que la leçon ait été apprise. Qu’importent les avatars par où nous passerons encore. C’est la vie qui a toujours raison en fin de compte. Et nous sommes la vie. Eux sont la camisole de force. »
Cette dialectique entre vitalité et camisole, entre avenir et stagnation, entre esprit d’initiative et conformisme hébété, anime toute leur correspondance. Lorsque Mabire, en proie à l’angoisse du temps qui presse, interroge : « Avons-nous le temps ? », Mordrel, avec la placidité d’un chef qui a vu l’échec de trop près, le rassure à sa manière :
« Les jeunes sont impatients et parlent ainsi. La question pour moi n’a plus de sens. L’action que nous avons entreprise est le seul moyen dont nous disposons pour nous affirmer… elle est notre condition de vie. C’est tout et c’est déjà énorme si nous voulons bien voir autour de nous le monde imbécile et désespéré des gens – et des peuples – sans boussole. »
Et pourtant, malgré tout, quelques lueurs pointent dans cette Europe dévastée. Le vieux continent n’est pas encore entièrement vaincu. De nouvelles forces, encore souterraines, s’éveillent. Mordrel, à des milliers de kilomètres, perçoit les frémissements d’un renouveau :
« Savez-vous que partout dans notre vieil hexagone de nouvelles forces surgissent. Il y a en ce moment un développement très significatif du mouvement occitan. »
Ce renouveau, Mabire le pressent aussi, à sa manière. Si sa foi peut sembler excessive, elle s’explique par l’époque : un temps où le jacobinisme triomphe, où l’État français, revêtu de son suaire tricolore, fulmine contre toute affirmation identitaire. La moindre croix occitane peinte sur un mur, la plus discrète hermine brodée sur un drapeau, devenaient autant d’actes de rébellion, comme autant de fleurs poussant entre les pavés de la place publique.
Forger une patrie encore informe
De ces échanges, il ne subsiste qu’une seule lettre de Mordrel — vestige précieux, mais incomplet. Heureusement, les réponses de Mabire nous permettent d’en reconstituer l’essence. L’exilé breton met en garde son jeune correspondant contre les séductions du romantisme historique, cette ivresse dangereuse qui transforme le souvenir en refuge. La réplique du Normand fuse, vive comme une lame : l’histoire, pour les siens, n’est pas un luxe, mais un socle. Dans un pays qui a perdu sa langue, elle est le dernier capital spirituel : « leur plus grande force », à condition toutefois de s’arracher au muséum des régionalistes en gilet de velours.
La méthode de Mabire, lui, la connaît. Elle tient en peu de mots : « imposer l’idée nordique. “Vous êtes fils de rois, fils d’hommes libres, etc…” Il nous faut rendre la fierté à notre peuple. » Il ne prône pas une révolution inconsidérée. Il mesure l’étroitesse du passage, les périls à gauche et à droite. « Nous ne pouvons encore nous permettre de tout casser. Il faut d’abord s’assurer quelques éléments de base bien solides. »
Pour lui, la Normandie n’est pas un héritage, mais une œuvre à bâtir. Il faut l’imaginer, la rêver, l’écrire, comme d’autres sculptent un temple. L’amour bêlant des régionalistes l’ennuie ; ce qu’il veut, c’est une vision héroïque, une épopée à rebâtir. Et pour cela, il sait à qui il parle. Mordrel, lui, comprendra. « Ce qui est chez vous Nominoé et Arthur se nomme en Normandie Rollon ou Guillaume. »
Et de faire siens les mots de son correspondant : « Les seules patries sont celles que nous forgerons… » L’histoire devient alors fer de lance, non plus relique. Le vieux monde n’a pas disparu sous la poussée de l’oubli ; il a été enseveli sous le poids de la médiocrité bourgeoise et de la peur paysanne. Il faut des jeunes hommes pour l’en extraire, pour redonner à une terre l’orgueil d’elle-même.
À ce titre, Mabire rend hommage à Mordrel pour avoir su créer un « mythe sturien », cette légende doctrinale née dans les colonnes de Stur, et dont les échos portèrent jusque sur le front de l’Est. Mais lui, Normand au pays des notaires, doit avancer autrement, avec la patience du maquisard : « nous avançons à travers une haie de silence et de désapprobation ; les vieux messieurs convenables se cachent dans leurs faux-cols et les mères de famille bourgeoise rentrent leurs filles. » Les salons sont fermés, les rideaux tirés. Qu’importe. Car ailleurs, un autre feu prend.
« Nous avons déjà trouvé un groupe de jeunes paysans et le premier lien est noué sur notre terre nordique. »
Olier Mordrel sait, par expérience, combien le réveil d’un peuple amnésique est œuvre de Sisyphe. Il répond sans illusion, mais avec la lucidité du soldat aguerri :
« Ne vous en faites pas pour le peuple. Rien ne sortira de la masse pour nous. La masse est voué aux idéologies robotiques. Ce que nous devons débusquer, réunir et éduquer (avant que d’organiser) ce sont ceux marqués du signe, les grands rebelles. »
Dans un monde où la norme tient lieu de vertu, la première mission est de repérer ceux que le destin a désignés sans bruit. Il y a toujours, dans chaque génération, une poignée d’hommes capables de porter le feu. Encore faut-il les reconnaître à temps.
Une Normandie en chantier, un combat européen
À mesure que se dessine l’aventure de Viking, Jean Mabire affine son projet et y engage tout ce qu’il est, jusqu’à l’épuisement. C’est une œuvre à sa mesure — modeste en apparence, mais intransigeante dans ses finalités. Il ne s’agit pas de remplir des pages, mais d’ouvrir des consciences. Il confie à Mordrel qu’il est resté longtemps dans l’ombre avant d’oser cette « action publique », appuyée sur une vision européenne, éclairée par la pensée de Nietzsche et de Spengler, destinée à réveiller les Normands de leur sommeil hébété.
C’est une époque rude. Il faut vivre. Entre deux lignes éditoriales, Mabire travaille douze heures par jour dans le domaine de la publicité et de la décoration, s’efforçant d’apprendre à la fois les outils de sa survie et ceux de sa vocation. Il l’écrit sans détour : « Rêvant de rénover l’art national normand, je dois me lancer dans la mode parisienne pour survivre… » L’âme tendue entre la nécessité et l’idéal, il incarne l’archétype du militant artisanal, forgeant sa cause avec les moyens du bord.
Face à ses doutes — trop peu de lecteurs, peu de soutien —, Mordrel répond en vieil habitué des luttes perdues : il faut du temps. L’essentiel, c’est de semer. Et même dans le vent, car le vent lui aussi travaille : « Durant les premières années, on sème dans le vent. Mais on voit plus tard que le vent aussi a travaillé. L’essentiel est de ne pas perdre courage. »
Jean Mabire s’en souviendra. Grâce à cette phrase, Viking perdurera et deviendra, au fil des années, le socle d’une nouvelle conscience normande, enracinée, fière et libre.
L’Europe en germe, déjà présente
Il est une chose frappante dans cette correspondance, c’est le silence presque total sur la guerre. Elle est finie, mais ses ruines sont encore chaudes, ses prisons pleines, ses plaies ouvertes. Les villes normandes et bretonnes ont été saignées à blanc par les bombardiers anglo-saxons, et pourtant, ni Mordrel ni Mabire ne s’y attardent. Leur regard porte plus loin. Non dans le ressentiment, mais dans la nécessité d’un avenir à construire.
Pour Mabire, cet avenir ne peut être que continental. Et déjà, dans ses premières lettres, il formule avec clarté une vision de l’Europe qui ne doit rien à Bruxelles ni à Strasbourg. Son Europe n’est pas celle du tarif commun, mais celle des peuples. Elle n’est pas marché, mais destin. Il l’écrit dans un paragraphe central, comme on grave une devise dans la pierre :
« Une chose importante est de ne jamais perdre le contact européen. Je ne peux séparer l’un de l’autre : “Pas de Normandie sans l’Europe, pas d’Europe sans la Normandie”. Ce sera dur mais je serai intraitable là-dessus. Voilà une position qu’il faudrait sérieusement développer en Bretagne… Ne soyez pas des séparatistes mais des conquérants… Que vous dire de l’Europe ? De là où vous êtes vous devez sans doute vous sentir bien loin de NOTRE MONDE. Vous n’avez sans doute emporté de l’Europe qu’une vision d’agonie et de crépuscule des Dieux… Mais la Vie est plus forte et l’Europe renaît. Sans doute elle n’a plus ce visage dur et racialement pur que nous souhaitions, mais son nom est quand même EUROPE. À nous de modifier ce nouveau visage, à nous d’arracher ce masque à l’Europe… Il importe que nous soyons nous aussi de ceux qui construisent l’Europe même si nous la rêvions autrement. De nouvelles forces se préparent, soyons une force. »
Il faut le dire : cette passion continentale fut l’un des fruits les plus inattendus de la guerre. La défaite des nationalismes étroits, l’humiliation des États européens sous domination étrangère, ont semé l’idée d’une renaissance par le haut. Une Europe qui ne soit plus division, mais puissance. Mordrel, revenu de bien des illusions, partage cette intuition :
« Nous avons à nous débarrasser des points de vue du nationalisme qui ne répondent plus à aucune de nos nécessités. Le nationalisme se manifeste comme le pire des moyens pour sauver nos nationalités. Ceci n’est pas un paradoxe, mais une vérité de lumière. »
Mabire, pour sa part, développe une vision du mythe non plus ethnique, mais civilisationnel : « Pour ce qui est du “Mythe” je ne veux plus l’envisager que sur un plan “européen” non plus seulement “nordique”… Le nouveau Mythe sera notre style de vie. La conception européenne du monde (c’est-à-dire en gros l’humanisme nordique et chrétien du Haut-Moyen-Âge) s’imposera d’autant plus facilement que la guerre a aujourd’hui développé chez beaucoup le “sens européen”. »
Une filiation rétablie
Lorsque Olier Mordrel, revenu d’exil en 1971, foule à nouveau le sol français, encore frappé d’interdictions de séjour, il est accueilli en gare d’Austerlitz par une poignée de jeunes hommes. Ce sont les premiers de la Nouvelle Droite, enfants intellectuels de Jean Mabire, pour qui le nom de Mordrel n’est ni une honte ni un secret, mais un legs.
Si ces jeunes Français l’accueillent, le protègent, lui trouvent du travail, c’est parce qu’un homme, vingt ans plus tôt, avait maintenu le fil. Mabire fut ce passeur. Il a tenu la torche haute, même quand le vent soufflait contre. Il avait écrit, en 1950, ces mots prémonitoires :
« Une fois de plus, il faut revenir à Stur. Qu’y puis-je. Et encore faut-il le repenser pour 1950. Notre doctrine n’en est pas une. Ce n’est que la vie et notre passion de la dominer. Toute la question est de savoir si nous allons crever avec “Notre Monde” ou si nous saurons en créer un autre. De toute façon, je nous vois mal l’échine basse et acceptant une vie de médiocrité. Nous sommes les seuls au monde à ne pas lutter pour une victoire mais pour une sorte de fatalité volontaire qui nous poussera toujours vers une autre conquête… »
L’histoire n’est pas faite que d’événements. Elle est aussi faite de correspondances, de fidélités souterraines, de veilleurs d’aurore. Jean Mabire fut l’un de ceux-là. Un éveilleur de peuple, non seulement pour la Normandie, mais pour tous les peuples d’Europe. Il ne faut pas l’oublier.
Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —
Texte librement inspiré du numéro 65/66 du Magazine des amis de Jean Mabire dirigé par Bernard Levauyx. A retrouver ici https://jean-mabire.com
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