Il est rare qu’un même mal ronge deux peuples séparés par la Manche. Britanniques et Français ont peu en commun, hormis cette vieille langue de pouvoir qu’est la défiance. Et pourtant, entre Londres et Paris, une même chape recouvre les faits les plus brûlants : celle du mensonge vertueux, de l’omission par peur, de la vérité tenue pour scandaleuse. Janice Turner, dans The Times, le dit avec la netteté des âmes désillusionnées : ce que les « bons » refusent de nommer, les « mauvais » s’en emparent.
Tout est là. Ce n’est pas tant que la réalité soit invisible, c’est qu’elle est jugée inexprimable. En France comme en Angleterre, les classes dites éclairées pratiquent le Tippex moral : ce grattage obstiné du réel, ce voile pudique tiré sur ce qui dérange, fût-ce au prix de l’intelligibilité du monde. À Rotherham, ce fut le mot « pakistanais » effacé d’un rapport sur des réseaux de prostitution enfantine. À Paris, ce sont les profils sociologiques des jeunes hommes afghans minorés, voire travestis, pour ne pas alimenter « l’extrême droite ». La gauche morale, dit Reynié dans Le Figaro, préfère museler les faits que d’en assumer les conséquences.
La tribune de Janice Turner est un inventaire lucide des effets délétères du déni progressiste. Elle y évoque l’étrange logique qui pousse les cercles dits « modérés » à céder, sans jamais combattre, aux positions les plus radicales de leurs propres minorités activistes. Sur les questions de genre, d’immigration ou d’avortement tardif, les modérés, paralysés par la peur d’être « rangés du mauvais côté », laissent les militants faire le travail de la parole, quitte à en assumer plus tard les conséquences politiques. Et lorsque le peuple s’en offusque, ce sont les libéraux eux-mêmes qui le traitent d’ignare, de bigot ou de fasciste. Ce renversement est l’un des ressorts les plus puissants de la désaffiliation politique de nos sociétés.
Turner souligne ainsi, non sans amertume, que ce n’est pas la droite populiste qui crée les crises, mais bien la gauche morale qui refuse d’y répondre. L’affaire des traitements hormonaux sur les mineurs, la participation d’athlètes masculins aux compétitions féminines, l’effacement des limites de l’avortement, toutes ces lignes rouges ont été franchies sans débat, dans l’ivresse d’un progressisme sans frein. Et c’est après que le peuple, stupéfait, furieux, s’en remet aux seuls qui osent encore dire non. Le propre des « bons », dit-elle, c’est qu’ils ne comprennent jamais qu’ils creusent eux-mêmes la victoire des « mauvais ».
Il n’est pas besoin d’avoir lu Ernst Jünger pour comprendre que la politique, lorsqu’elle se coupe du réel, perd toute capacité d’action. La vertu qui nie devient vice, et la compassion qui aveugle se retourne contre les plus fragiles. Comme dans les années 1920 décrites par Spengler, les élites s’enferment dans un langage clos, incantatoire, tandis que le peuple voit bien ce qu’on veut lui cacher. Alors il se tourne vers ceux qui, au moins, osent appeler un chat un chat, même s’ils y ajoutent parfois le poison.
La gauche française et les libéraux britanniques ont ceci de commun : ils ont cru qu’ils pourraient redessiner le monde par la parole, qu’un bon mot pouvait abolir un mauvais fait. Ils ont répété que la majorité des abuseurs sont des hommes blancs, qu’aucune culture ne favorise la prédation sexuelle, que le genre est une affaire d’auto-perception. Et chaque fois qu’un contre-exemple surgit, ils l’effacent, le minimisent, l’attribuent à une peur irrationnelle.
Cette peur, pourtant, n’est pas celle du peuple : c’est la leur. Peur d’affronter des vérités qui fissurent leur édifice idéologique. Peur de perdre leur rang, leur sentiment d’être du bon côté de l’histoire. Comme l’écrit Janice Turner, ils préfèrent fuir la complexité que de s’y confronter. Et à la fin, ce sont les « mauvais » qui ramassent la mise.
Car tout cela ne restera pas sans effet. En Angleterre, le vide laissé par les « bons » sera comblé, et l’on entend déjà les pas de Nigel Farage dans les couloirs du pouvoir. À force de renoncer à dire le vrai, la gauche aura bientôt offert à l’extrême droite les clés de Downing Street. En France, il n’est nul besoin d’imaginer : la mécanique est déjà enclenchée. Ceux qui refusaient de voir Le Pen au second tour s’apprêtent à la découvrir à l’Élysée, ou à Matignon, en focntion des humeurs des juges, avec Bardella en appoint. Et quand viendra l’heure des comptes, les « bons » chercheront encore des coupables ailleurs. Ils auront pourtant eux-mêmes allumé l’incendie qu’ils feignaient de vouloir éviter.
— Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
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