Ce matin-là, au bar de l’Océan au Guilvinec, j’aperçus une vieille dame absorbée dans la lecture du Figaro Magazine. Elle tournait les pages lentement, s’arrêtant longuement sur un dossier consacré au pape Léon XIV. À deux pas de là, l’église Sainte-Anne somnolait dans la lumière saline. La dernière fois que j’y suis entré, il y a quelques semaines, c’était pour l’enterrement de mon cousin. Aucun prêtre n’était là. L’office, mené de bout en bout par un quarteron de chaisières, avait la ferveur des humbles et le chant faux des vieilles voix qui ne s’excusent pas de leur justesse incertaine. C’était, à sa manière, un résumé du catholicisme d’aujourd’hui, dépouillé, persévérant, et, malgré tout, fidèle.
À Paris ou à Chartres, dans l’ivresse des bannières et le claquement des tambours scouts, une partie des catholiques français se persuade que l’avenir de l’Église se joue là, et nulle part ailleurs. Les réseaux traditionalistes regorgent de photographies où l’on se veut l’avant-garde du renouveau, comme si les processions de Chartres dictaient la politique de Rome. C’est oublier qu’à Buenos Aires, à Kampala ou à Manille, la messe est celle que célèbre le curé, et qu’il ne viendrait à personne l’idée de demander une liturgie alternative.
Léon XIV, premier pape américain, connaît cette diversité. Il sait que le bruit du monde catholique ne vient pas seulement des bastions militants, mais aussi du murmure immense de communautés invisibles aux caméras. Il a hérité d’une Église éraillée par les tensions du pontificat précédent, où le progressisme pastoral de François, plus sociologue que théologien, s’était souvent heurté au rigorisme des traditionalistes. Et ses premiers gestes, qu’il s’agisse d’honorer la vieille pourpre condamnée par François à l’exil intérieur, de reprendre des signes liturgiques délaissés, ou de redonner au palais pontifical sa fonction d’habitation, tiennent moins de la revanche que de la diplomatie.
Il est frappant de voir combien ce pontificat, en trois mois, a déjà trouvé son équilibre entre fermeté doctrinale et souci d’apaisement. À Tor Vergata, devant un million de jeunes, Léon XIV a parlé du Christ et non des querelles internes. À Sainte-Anne-d’Auray, il a envoyé un cardinal africain dont le nom seul apaise les cœurs conservateurs. Dans une lettre aux évêques de France, il a cité Jean Eudes, le curé d’Ars et Thérèse de Lisieux, comme s’il savait que pour parler à ce pays fatigué, il fallait lui rappeler ce qu’il a de meilleur.
Ceux qui rêvent d’un Léon XIV restaurateur intégral risquent de connaître la même désillusion que sous François. Car si le pape connaît les sensibilités liturgiques européennes et nord-américaines, il sait aussi qu’elles ne concernent qu’une minorité sociologique. Pour l’immense majorité des fidèles, la question centrale n’est pas la forme ordinaire ou extraordinaire de la messe, mais la survie de la foi dans des sociétés qui lui sont devenues étrangères.
En réalité, sa méthode est celle d’un chirurgien prudent. Les traditionalistes bruyants, souvent surreprésentés dans la sphère médiatique catholique, reçoivent ici ou là un signe, un mot aimable à l’un de leurs cardinaux, un geste d’apparat liturgique, la suspension discrète d’une sanction, assez fort pour leur permettre de crier victoire, mais jamais assez décisif pour infléchir la trajectoire globale du pontificat. Les observateurs pressés y voient une ambiguïté, alors qu’il s’agit d’un calcul : donner à chaque camp de quoi se dire entendu, tout en maintenant l’autorité centrale au-dessus de la mêlée.
Léon XIV sait que l’énergie dépensée à gérer les susceptibilités des chapelles occidentales est une distraction par rapport aux urgences réelles : l’effondrement de la pratique en Europe, la concurrence religieuse en Afrique, la montée des Églises évangéliques en Amérique latine. Il n’a pas l’intention de se laisser enfermer dans un duel avec les ultras de part et d’autre. Son horizon est plus vaste : maintenir le lien entre des catholiques dont les réalités culturelles et économiques n’ont parfois plus rien en commun, sinon le nom du Christ.
Les catholiques français feraient bien de se souvenir qu’ils ne sont pas l’axe du monde. Leur nombrilisme liturgique, entretenu par des pèlerinages spectaculaires, mais circonscrits, finit par les isoler dans une bulle et nourrit des attentes irréalistes envers Rome. Léon XIV, lui, raisonne en pasteur universel. Sa tâche n’est pas de sauver l’exception française, mais de maintenir à flot un navire immense, aux cales pleines de peuples qui n’ont jamais entendu parler de Chartres.
En cela, il se situe à mi-chemin entre ses deux prédécesseurs immédiats. De Benoît XVI, il retient la clarté doctrinale et le sens de la continuité liturgique, mais sans s’y enfermer comme dans un manifeste. De François, il reprend l’attention aux périphéries et l’idée d’un pape voyageur, tout en évitant les ruptures provocatrices. C’est un pontificat de couture fine, qui ne coud ni tout à fait blanc ni tout à fait noir, mais qui tente de recoudre les pans déchirés d’un vêtement que personne, à Rome, ne croit pouvoir restaurer dans son état originel.
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
2 réponses à “Léon XIV et le nombrilisme hexagonal”
Excellente et rare analyse, merci !
Bonjour,
Un seul saint français peut changer le monde.
Cdt.
M.D