Les États-Unis et la Chine cherchent à maîtriser les routes maritimes. L’Europe regarde passer les bateaux

Samedi matin, au bar de l’Océan au Guilvinec, la mer se faisait grise, l’air humide et salin contrastait avec la canicule qui, plus au sud, écrasait les villes. Un ancien officier de la marine marchande et un vieux mataf, retraité de la Royale, avaient posé leurs coudes sur la table, face à mon exemplaire du Figaro. Tous deux m’ont vu froncer les sourcils en lisant l’article d’Armelle Bohineust, et la conversation a aussitôt pris le large.

Car cette formule, « l’Europe regarde passer les bateaux », a beau être frappante, elle se révèle trompeuse. Les bateaux sont encore européens, et il est surprenant qu’Armelle ait consacré une pleine page à l’emprise américaine et chinoise sur les mers sans rappeler que l’Europe demeure au cœur de la flotte mondiale. L’oubli n’est pas mince. Il transforme en spectatrice une puissance maritime qui possède encore les plus grandes compagnies, les assureurs de référence, les ports les plus efficaces. C’est comme décrire une régate en oubliant que le voilier de tête arbore nos couleurs.

L’article se déploie sur les détroits de Bab el-Mandeb et de Malacca, sur les coups de main des Houtis et sur les pirates de la mer de Chine méridionale. L’évocation est vive, mais elle prête à la Chine des ambitions qu’elle n’a pas encore réellement. Pékin se concentre sur son environnement immédiat, sur la mer de Chine méridionale, sur les atolls qu’elle militarise, sur ses négociations avec les rebelles du Yémen. La Chine n’est pas l’Amérique. Elle n’a pas l’universalité pour horizon, elle n’est pas une puissance planétaire mais régionale à dessein. À l’inverse, Washington, doté de deux façades océaniques, se veut partout, impose sa globalité aux autres, comme l’a bien rappelé Thomas Gomart dans l’Affrontement des puissances (Taillandier, 2021).

Lorsqu’elle en vient à la construction navale, Armelle reprend un lieu commun qui, là encore, minore l’Europe. Certes, les chantiers chinois, coréens ou japonais tiennent la majorité des commandes de vraquiers et de porte-conteneurs, mais l’Europe n’est pas morte. Elle construit des paquebots, des méthaniers, des ferries de haute technicité. Elle innove dans la propulsion, dans la sécurité, dans la navigation numérique. À l’inverse, les États-Unis ont presque renoncé au civil, et leur construction militaire multiplie les retards et les surcoûts. Le contraste est saisissant, et il fallait le rappeler.

La Chine découvre d’ailleurs les limites de son modèle. Elle a beau multiplier les investissements en Afrique, l’argent ne comble pas les déficits humains. Les milliards ne suffisent pas à gonfler les QI, à surmonter les fragilités politiques, ni à transformer les sociétés. Comme l’aurait écrit Spengler, le crédit et la technique ne remplacent jamais le souffle d’une civilisation. Pékin le constate jour après jour.

Il reste à comprendre ce qui fait une puissance maritime véritable. C’est une triade, construire, protéger, gérer. L’Europe construit encore, même si elle s’affaiblit. Elle protège mal, car elle n’a pas su doter ses flottes militaires d’une capacité de projection commune. Elle gère mieux que quiconque, par ses assureurs, ses armateurs, ses juristes, ses financiers. Que lui manque-t-il, sinon une volonté politique ? Quelques mesures de soutien à ses chantiers suffiraient pour maintenir la capacité de construction navale hors du seul secteur de niche. Une flotte conjointe, limitée à la protection des points sensibles, golfe d’Aden, Malacca, golfe de Guinée, donnerait une crédibilité stratégique. Et un statut juridique commun, qui harmonise pavillons, équipages et financements, ferait de l’Europe une puissance complète.

Au Guilvinec, mes deux compagnons de table le savaient bien. L’un avait usé ses années sur les lignes d’Afrique, l’autre avait servi sur des coques grises de Brest à Toulon en passant par Fangataufa où en 1996 il avait cajolé le champignon. L’Europe, disaient-ils, ne peut pas se contenter de voir passer les bateaux, car ces bateaux sont les siens. Ils en connaissent la coque, la cale, la passerelle, et savent qu’il suffirait de peu pour qu’elle redevienne maîtresse de sa destinée maritime. Armelle, en oubliant cette évidence, a brossé un tableau séduisant mais incomplet. Et c’est dans ce décalage que se joue toute la différence entre l’écume des formules et la profondeur de la mer.

Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées

Crédit photo : wikipedia (cc)
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