Mardi matin, ciel bas sur le port du Guilvinec, le vent de mer apportait déjà la morsure précoce de l’automne. Au bar de l’Océan, où j’aime à m’abriter des caprices du temps, je laissai remonter le souvenir d’une jeune femme dont le nom demeure gravé en moi comme un deuil qui ne passe pas : Daria Douguine, morte à trente ans, le 20 août 2022, dans l’explosion criminelle de la voiture de son père.
Je connus son père, Alexandre, au lendemain de la chute du mur de Berlin. Il sortait d’une Russie épuisée, étranger à nos usages, tâtonnant dans l’Europe atlantique. Je l’ai vu apprendre vite, nouer les liens, forger son influence. Au fil des années, nos chemins se sont éloignés, car son rêve eurasiste qu’il ne cessait de bâtir m’était étranger. Je suis resté fidèle à l’école du GRECE, à Alain de Benoist, à Guillaume Faye, à cette Europe faustienne, prométhéenne, qui doit son avenir à elle seule. Mais si nos visions divergeaient, l’amitié demeura.
C’est ainsi que j’ai rencontré au début des années 2010, quelques années plus tard, sa fille, venue à Paris avec sa mère. Elles avaient tenu à revoir les amis qui, au temps des épreuves, avaient su les accueillir. Je fus de ceux-là, et je les reçus à dîner. Je revois la mère, attentive, heureuse que l’on se retrouve, et Daria, ardente, avide, scrutant nos paroles comme des éclats de vérité. Elle n’était encore qu’une étudiante, mais déjà portait cette intensité de regard qui signale une destinée.
Je la revis à Paris dans les locaux de TVLibertés, à Aix-en-Provence dans une Domus amie, et surtout en Moldavie, en décembre 2017. Un forum eurasiste y réunissait les non-alignés contre le globalisme. J’avais aidé Daria et sa mère à faire le voyage. Ce furent des jours de fraternité, de conversations profondes, de rires aussi. Je me souviens de ses pas dans les rues de Chișinău, de sa gaieté et de sa gravité mêlées. Ce fut la dernière fois que je l’embrassai.
Nos désaccords étaient connus. Elle croyait à Moscou comme à une Troisième Rome, messianique, orthodoxe, seule porteuse de la Tradition face à l’Occident matérialiste. Je crois à l’Europe, même blessée, comme à un organisme vivant, païen et chrétien à la fois, multiple, tragique et héroïque. Elle plaçait sa foi dans une Russie impériale projetant sa force sur le continent ; j’attendais le réveil d’une Europe maîtresse de son destin. Mais ces divergences n’entamaient pas notre lien : nous savions l’un et l’autre que l’amitié surpasse les clivages dans nos visions du monde.
Quand j’appris sa mort, ce fut comme si l’on m’arrachait un de mes enfants. Elle n’était pas seulement la fille de Douguine, pas seulement une voix idéologique. Elle était une présence lumineuse, une promesse, un avenir. Son sang versé sur une rue obscure de Moscou fut comme une lumière qui s’efface dans la nuit.
Alors, en ce 20 août qui revient chaque année comme une litanie, je songe à elle comme à une étoile brisée trop tôt, mais dont l’éclat continue de nous parvenir. Elle portait en elle cette ardeur que nos jeunesses européennes ont perdue, cette certitude que la vie a un sens et qu’il faut risquer son existence pour l’accomplir. Sa disparition est une plaie béante pour la Russie, mais aussi pour nous tous, car elle incarnait, à sa manière, une espérance commune.
Oui, son nom demeure, son visage s’impose, son souvenir brûle. Et moi, qui l’ai connue, je peux dire qu’elle n’a pas seulement disparu dans un attentat, elle demeure dans notre mémoire comme une flamme qui en dépit du temps qui passe défie l’oubli et ne s’éteint pas.
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
Impossible d’évoquer Alexandre et Daria Douguine sans mentionner Christian Bouchet et ses Éditions Ars Magna qui publient en Français les oeuvres de ces deux auteurs russes dont Optimisme eschatologique écrit par Daria et disponible sur le site de la maison d’édition : https://www.editions-ars-magna.com
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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3 réponses à “Daria Douguine, l’étoile brisée”
Bien que n’ayant ni votre culture ni vos relations, j’ai également été très marquée par cette exécution. Jeune femme exceptionnelle, une promesse pour l’avenir.
Comme pourjmlp, la joie morbide de la pensée imposée résonnait comme un attentat supplémentaire.
Très bel hommage « in memoriam » ! Merci !
Fort bien écrit et intéressant