Une semaine s’est écoulée depuis le triomphe de Javier Milei aux élections de mi-mandat. Une semaine de crachin politique et d’éclaircies brutales, et l’Argentine a déjà changé de peau. Ici, sur le quai de Lechiagat je vois les chalutiers rentrer, et l’on sait que le vrai travail commence au retour, quand il faut trier, vendre, réparer. La politique, de l’autre côté de l’Atlantique, vient d’entrer dans ce moment-là, après la liesse sèche des résultats, l’heure où l’on sépare le poisson noble de la prise accessoire, l’heure où l’on répartit la glace pilée sur les caisses de poisson et où chaque geste compte.
On promettait à Buenos Aires comme à Washington un gouvernement de coalition, cette ingénierie d’horloger qui rassure les chancelleries, met des rubans sur les boîtes et promet des majorités stables. Sept jours plus tard, la musique est autre, non pas l’addition des partis, plutôt la cooptation patiente, art discret d’aimanter des talents et de les acclimater au climat de la maison. Le lexique paraît voisin, l’effet diffère, on intègre sans pactiser, on agrège sans se lier les mains, on baptise des transfuges au rite identitaire. Cette nuance, pour qui connaît l’Argentine, vaut signal, le pouvoir préfère la fidélité éprouvée au contrat sous seing privé, la parole tenue au programme commun rédigé par des clercs.
Le cœur du message demeure, l’exécutif veut garder l’initiative, serrer la chaîne de commandement, affirmer une identité doctrinale sans médiateurs. Karina, sœur et vigie, donne le la, non comme idéologue capricieuse, plutôt comme gardienne du cercle où la confiance ne se discute pas. Au lecteur français, il faut rappeler la topographie, pays fédéral, gouverneurs puissants, Sénat nerveux, et cet enchevêtrement de caisses, d’avances et de compensations qui font du ministère de l’Intérieur une clef et non une sinécure. On parle fiscalité avec les provinces, procédure avec les députés, jurisprudence avec les sénateurs, chaque couloir a sa grammaire, chaque promesse son échéance.
La vieille antienne, choc ou gradualisme, n’éclaire pas grand-chose, c’est une querelle de séminaire. Là-bas, l’inflation n’est pas une courbe, c’est une saison, on la subit comme on subit le pampero, ce vent chaud qui plie les arbres, puis l’on recoud ses voiles. Le plan du gouvernement tient dans une économie d’idées, normaliser les prix, tarifer les services au réel, desserrer la prise de l’État, abaisser les coûts, réveiller l’investissement, laisser le privé pousser la machine. Cette rosace suppose des votes, et, partant, des ponts jetés vers des péronismes concurrents, une CGT fragmentée mais encore pleine d’astuce, des blocs d’opposition mobiles qui se vendent au plus offrant. On n’obtient rien par incantation, tout par sédimentation, voix après voix, miette après miette, sous l’œil d’un Sénat qui tient les nominations judiciaires.
Les gestes ministériels qui ont suivi parlent clair. Confier l’Intérieur à Diego Santilli, une figure rompue aux usages du Congrès, c’est ouvrir des couloirs vers les gouverneurs et verrouiller le rythme des sessions, tout en gardant la main sur les arbitrages. Vue de Paris, l’opération ressemble à de la modestie, vue de l’intérieur, elle institue une verticalité, elle soude en feignant de déléguer. Les années Menem repassent parfois en filigrane, non pour un calque paresseux, plutôt pour ce réalisme cru où l’économie devint politique étrangère et où la loyauté se mesurait à l’allure avec laquelle on acceptait de rompre avec son ancien camp. On pardonnera aux doctrinaires de trouver cela peu romantique, c’est efficace, et l’Argentine, depuis longtemps, préfère l’efficacité aux élégances.
Reste le dialogue impossible avec Mauricio Macri, astre dont la lumière se confond trop avec celle du vainqueur. La base électorale se recoupe, les fidélités se superposent, l’ancien président découvre que l’écart n’existe plus. Les dîners, les lettres ulcérées, les démissions sonores n’y changent rien, le vainqueur gouvernera par circuits courts, il confiera la relation avec les États-Unis à des hommes d’économie, persuadé que la monnaie, la dette, les mines, les investissements parlent plus clair que les agences d’influence. Le Trésor américain lit les bilans, non les états d’âme, et Buenos Aires, sur ce point, a décidé d’écrire en chiffres.
Le chantier décisif s’appelle Sénat. C’est la chambre des confirmations, juges, procureur général, centaines de magistrats sur la rampe, autant de cliquets sans lesquels la réforme se brise à chaque pas. Les pourparlers techniques avec des secteurs kirchnéristes, ces dialogues d’atelier où l’on négocie des noms plus que des principes, n’ont rien de scandaleux, ils disent un pays de réalités, non de liturgies. Le péronisme, hydre madrée, sait troquer une modernisation de la législation sur le travail contre des garanties judiciaires. On lui en fera grief, il appellera cela gouverner. La CGT, de son côté, grondera, puis comptera ses œuvres sociales, ses caisses, son âge moyen. Le salariat formel ne commande plus à la ville entière, l’économie informelle a son empire, taxis sans compteur, livraisons, ateliers, argent qui circule hors de portée des tribuns.
Tout se joue, au fond, dans cette géographie de la confiance que les Européens décrivent mal. Karina n’est pas un cardinal de coulisse, elle est le sceau, celui qui certifie que l’on n’achète pas le chef à la découpe. La proximité n’y offre pas l’impunité, elle impose la continuité, on entre pour servir, non pour diluer. Cela choque des palais où l’on a pris l’habitude de confondre loyauté et clientélisme. Ici, à l’extrémité de la Bretagne, je regarde le ciel blanchir, les goélands tournent sur les boîtes d’appâts, et je pense aux gouverneurs argentins qui réclameront des routes, des ponts, des fonds de sécurité en échange de votes que l’on comptera à la voix près. C’est brutal comme une criée, exact comme une marée.
L’épreuve qui vient n’est pas idéologique, elle est mécanique, transformer une esthétique du choc en mécanique de majorité, convertir des victoires d’image en conduites d’État, passer d’un soliloque triomphant à une polyphonie tenue. L’Argentine a déjà connu ces passages de seuil, parfois lumineux, parfois calamiteux. On dira que tout dépendra de l’humeur d’un homme, on oublie la patience d’une sœur, la rétivité des provinces, la dureté des chiffres. Si la normalisation des prix s’installe, si le coût du travail baisse sans casser l’os, si l’investissement redémarre, la société, lasse de l’éternel retour de la vie chère, donnera du temps. Si la machine cale, elle retirera son crédit du jour au lendemain, et l’on se retrouvera à l’endroit exact où l’on se jure de ne plus revenir.
Je conclurai d’un pas de côté, en laissant la Bretagne que j’habite souffler dans mes phrases. Oswald Spengler aurait pu dire que les nations survivent lorsqu’elles préfèrent la forme organique aux constructions de carton, lorsqu’elles acceptent de redevenir sobres pour redevenir fortes. Ernst Jünger aurait pu noter que les peuples endurcis par le vent ne craignent pas la marche à l’estime, ils guettent les amers et corrigent la barre au jugé. L’Argentine, peuple du vent et de la plaine, a l’instinct des recommencements. Elle reconstruit ses routes comme d’autres leurs navires. À condition de ne pas perdre le nord, et de se souvenir que gouverner, là-bas comme ici, n’est pas plaire, c’est tenir.
Balbino Katz, Chroniqueur des vents et des marées.
Illustration : DR
[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.
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