Argentine : Karina Milei ou le pouvoir du sang

Au bar des Brisants, la pluie bat les vitres et la mer d’Iroise se retire lentement, laissant sur le sable ses stries d’écume comme des écritures anciennes. J’ai dans le creux de ma main La Nación, que je lis chaque jour sur mon téléphone. Ce matin, sous la plume fine de Joaquín Morales Solá, un titre attire mon regard : El previsible triunfo de Karina Milei. Je souris. Rien n’est plus prévisible, en effet, que la victoire du sang sur les institutions. L’Argentine n’a pas de rois, mais elle a des familles. Et c’est souvent la même chose.

Pour comprendre ce qui se joue à Buenos Aires, il faut rappeler à nos lecteurs français que Javier Milei, élu il y a presque deux ans dans un élan libertarien sans précédent, n’est pas un président comme les autres. Économiste autodidacte, prophète baroque, il se veut à la fois missionnaire du marché et moine de l’apocalypse. Il gouverne par inspiration plus que par méthode, multipliant les voyages et les proclamations. Son surnom, el León, dit tout : un rugissement plus qu’un programme.

Or derrière le rugissement, il y a le murmure d’une voix féminine : celle de Karina Milei, sa sœur cadette, qu’il appelle El Jefe, « le Chef », au masculin, comme s’il fallait neutraliser la féminité pour mieux la consacrer au pouvoir. C’est elle, nous dit Morales Solá, la véritable administratrice de la présidence, la gardienne du cercle, la seule à qui Javier écoute sans répliquer. On la décrit comme discrète, méthodique, religieuse, inflexible. Elle ne parle pas, elle tranche. Dans la maison du lion, c’est la sœur qui tient la laisse.

Cette concentration du pouvoir fraternel ne date pas d’hier : l’Argentine est un pays où le politique se confond volontiers avec la parenté. Perón avait Evita, Kirchner avait Cristina, aujourd’hui Milei a Karina. Là-bas, la loyauté ne se délègue pas, elle se transmet. L’État se construit moins par les institutions que par les affections. La fonction publique reste faible, mais les fidélités, elles, sont inébranlables.

Morales Solá le note : la victoire de Karina Milei dans la rivalité qui l’opposait à Santiago Caputo, le jeune conseiller présidentiel, n’est pas seulement un épisode de coulisses ; c’est un symbole. Caputo, héritier de la vieille politique d’influence, rêvait d’un rôle de super-ministre. Il s’est heurté à la muraille silencieuse de Karina, laquelle a peu à peu resserré son emprise sur la présidence. Désormais, aucun décret, aucune nomination ne se signe sans son assentiment.
Ceux qui connaissent la Casa Rosada savent que Javier Milei, malgré son image de tribun halluciné, est un homme fragile, presque mystique, sujet à de brusques emballements. Sa sœur est son ancrage, son pilier, son prêtre. Elle incarne le contrepoids féminin d’un pouvoir traversé par la fureur.

Le lecteur français, habitué à la froideur technocratique de nos ministères, s’étonnera peut-être de voir un gouvernement se confondre à ce point avec une famille. Pourtant, cette dimension clanique n’est pas étrangère à la culture politique argentine. C’est un pays qui a toujours cherché le salut dans les visages : celui du général, de l’évêque, de la veuve ou de la sœur. À Buenos Aires, les idées passent ; les mythes demeurent.

L’éditorial de Morales Solá n’est pas seulement un récit de palais : il rappelle aussi la solitude de Mauricio Macri, l’ancien président, figure bourgeoise et rationnelle, dépassée par la théâtralité du nouveau pouvoir. Macri, comme tant de libéraux argentins, avait cru trouver en Milei une continuité idéologique ; il découvre un culte personnel. Dans un pays où la crise économique dévore tout, la politique s’est transformée en mystique domestique.

De ma table du bar des Brisants, j’observe la scène comme on regarde un vieux film de famille. La fratrie Milei me fait penser à ces couples mythiques où l’un rêve et l’autre gouverne. C’est Antigone et Œdipe, Cristina et Néstor, ou, plus près de nous, Marine et Marion. Car l’Europe aussi connaît ses « sœurs d’ombre », ces femmes qui, sans toujours apparaître, assurent la continuité charnelle du pouvoir. L’époque des partis s’efface ; revient celle des lignées.

L’Italie de Giorgia Meloni, la France de Marine Le Pen ou de Sarah Knafo, l’Argentine de Karina Milei : trois visages d’un même phénomène, celui du retour des femmes de structure, gardiennes de l’ordre dans un monde d’hommes dispersés. Elles ne séduisent pas, elles administrent. Elles ne s’excusent pas d’être là, elles s’y installent. Morales Solá a raison : le triomphe de Karina Milei n’est pas une surprise ; c’est un signe des temps.

Le vent s’est levé sur le port du Guilvinec. J’entends les goélands au-dessus des maisons, et j’imagine le fleuve d’argent de Buenos Aires charrier les mêmes rumeurs que notre océan. Les peuples ne changent guère : ils ont besoin de visages qui leur ressemblent, de voix qui les rassurent. L’Argentine croit encore au sang ; la France, elle, ne croit plus qu’au hasard. Entre les deux, il reste cette mer, fidèle, qui sépare les continents et mêle pourtant leurs miroirs.

Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées

Crédit photo : DR

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