Je me souviens, comme si c’était hier, du film Bienvenue à Gattaca. Je l’avais vu à sa sortie en 1998, dans un cinéma parisien du boulevard Saint Germain, un soir où la pluie dessinait sur les vitres du bus une mosaïque mouvante de lumière. Ce film m’avait bouleversé au point que j’en étais sorti avec la sensation d’avoir entrevu un futur interdit. Il racontait l’histoire d’un adolescent Vincent Freeman, né sans optimisation génétique, portant dans sa chair la fragilité ordinaire des hommes. Il rêvait pourtant de se rendre dans l’espace. Dans cette société eugénisée, où les corps sont calibrés comme des instruments de laboratoire, les êtres imparfaits sont assignés aux tâches subalternes, comme des manœuvres d’un monde supérieur. Vincent n’avait ni le cœur, ni les gènes, ni les prédispositions pour franchir les portes de la grande société. Alors il tricha. Il emprunta l’identité d’un autre, se glissa dans les interstices d’un système parfait mais crédule, et finit par réaliser son rêve. La fusée s’envola avec lui, et dans la lueur du décollage se mêlaient la victoire de la volonté humaine et l’effroi de la technique devenue aveugle.
À l’époque, cette fable me paraissait un conte moral un peu trop bien ourlé pour être vraiment inquiétant. Je pensais que la biologie resterait longtemps un territoire où la prudence guiderait les puissants, où la mémoire du siècle passé continuerait d’interdire les manipulations hasardeuses du vivant. Je me trompais.
Ce samedi matin, la pluie tombait si dru sur les ardoises que je renonçai à mes travaux de taille dans le jardin. Je montai au grenier et entrepris de ranger quelques cartons négligés. Je remuais des objets dont l’usage s’était éteint, comme ces vieilles piles de revues que l’on garde par affection ou par paresse. C’est alors que je tombai sur un DVD de Gattaca, encore glissé dans son boîtier bleu. Le hasard voulait que le matin même j’avais lu lu un long papier du Financial Times, consacré aux ambitions libertariennes dans le domaine de la biotechnologie. Et tout se télescopa dans mon esprit. L’image de Vincent Freeman, l’enfant imparfait qui défie l’ordre génétique, et la description clinique de ce que le journal britannique annonçait comme un avenir possible.
Le journaliste parlait de ce qu’il appelait libertarian eugenics, expression étrange, oxymorique et pourtant prophétique. Il expliquait que l’eugénisme, banni après les révélations du siècle passé, revient désormais sous une forme privée. Non plus projet d’État, mais marché. Non plus idéologie, mais consommation. Les grandes entreprises californiennes, Orchid Health, Manhattan Genomics, TMRW, promettent aux parents ce que la nature ne dispense qu’avec parcimonie, des embryons triés, sélectionnés, optimisés. Musk lui même utilise ces services comme un manager optimise un portefeuille d’actions.
Et je réalisai soudain que le choix parental n’est pas une nouveauté technologique. Il existe parmi nous depuis des décennies, sous des habits plus discrets. Depuis longtemps déjà, en Europe ou aux États Unis, des enfants parfaitement sains sont éliminés pour des raisons de convenance, ce que l’on nomme pudiquement avortement de confort. Cela a contribué, silencieusement, à l’effondrement de la natalité. Dans d’autres cas, ce choix parental conduit à l’élimination systématique d’enfants porteurs de handicaps. La trisomie 21 a presque disparu, sauf dans les familles religieuses qui n’acceptent pas cette morale nouvelle où l’imperfection n’est plus tolérée. J’ai vu parfois, dans certaines maternités, cette solitude tragique des mères qui osent accueillir ces enfants, comme si leur geste appartenait à un autre temps.
Dans d’autres régions du monde, notamment en Asie du Sud ou en Chine rurale, ce même choix parental prend un visage plus brutal encore. Il conduit à l’élimination d’embryons féminins dans une proportion telle que des provinces entières se retrouvent avec un déficit catastrophique de femmes. Il en résulte un déséquilibre anthropologique sans précédent, un monde où l’on compte les naissances comme des stocks de matières premières, où le sexe devient une ressource rare. Cette crise démographique aurait dû susciter un débat moral, elle n’a provoqué qu’un haussement d’épaules technocratique.
Je compris en refermant le carton que le grand glissement qui s’opère devant nous n’est pas seulement technique. Il est philosophique. Cette nouvelle approche du vivant est intégralement individualiste. Elle n’accorde aucune importance à la dimension collective des peuples. Elle s’inscrit dans une vision du monde où l’homme n’est plus l’héritier d’un lignage, d’une tradition, d’une mémoire partagée. Il devient un projet solitaire, une créature façonnée selon le désir de ses géniteurs et les possibilités financières de leur compte en banque.
Ce schisme nouveau rejoint étrangement les fractures politiques du temps. D’un côté, les libertariens, héritiers appauvris de Hayek, rêvent de libérer la biologie des restrictions morales et juridiques pour laisser la sélection naturelle se faire par le marché. De l’autre côté, les identitaires et les nationalistes rappellent qu’une société n’est pas une addition d’individus mais un tissu de continuités, de mystères, de filiations. L’individualisme génétique va devenir le nouveau champ de bataille entre ces deux visions irréconciliables de l’homme.
Je redescendis du grenier, tenant le DVD comme un talisman. Dans la cuisine, la pluie rattendait les vitres. Je me versai un verre de Torrontés, ce vin blanc d’altitude né sur les hauteurs andines, où l’air devient rare et limpide comme un cristal. Il avait cette fraîcheur verticale, presque minérale, qui n’appartient qu’aux vignobles suspendus entre ciel et terre. À chaque gorgée, je retrouvais quelque chose de mon enfance argentine, ce goût des hauteurs où les hommes lèvent instinctivement les yeux vers les cimes, comme si l’âme cherchait un chemin vers les étoiles. L’éclat pâle du vin sur la table me fit songer à Vincent Freeman, ce garçon frêle qui rêvait lui aussi de s’arracher au poids du monde pour rejoindre les constellations.
Et je compris soudain que ce vin des hauts sommets et ce personnage imparfait partageaient une même vérité. Les altitudes ne favorisent pas les créatures parfaites et calibrées. Elles exigent le courage, la résistance, ce mélange d’austérité et de grâce que l’on trouve chez les êtres qui n’ont jamais eu la vie facile. Le Torrontés n’est pas un vin dominant ou dominateur. Il est une ascension. Une preuve que la beauté naît parfois là où la nature semblait défavorable. Ainsi en est il de Vincent. Sa fragilité devenait sa force. Son imperfection, sa chance. Sa révolte silencieuse, son élan vers les étoiles.
Je repensai à Guillaume Faye, à nos soirées un peu trop arrosées, à ses mises en garde contre le devenir technique du monde. Je repensai aussi à Spengler, à ce qu’il disait des civilisations qui, en vieillissant, se tournent vers l’artifice comme un vieillard vers sa pharmacie.
Puis je songeai à Vincent Freeman, cet enfant qui trompe les machines, déjoue les algorithmes, dément l’ordre programmé. Et je me surpris à espérer que demain, quelque part, un autre Vincent se lèvera. Que dans ce siècle où les milliardaires veulent remodeler la vie comme un matériau malléable, un enfant imparfait viendra rappeler que l’homme ne se laisse pas réduire à un score génétique.
Et je compris alors pourquoi Gattaca m’avait tant marqué. Ce film parlait déjà de notre présent. Un présent où la fragilité devient un défaut, et l’imperfection un crime. Un présent où la liberté n’est plus un droit, mais une donnée biologique. Un présent où, derrière les mots sucrés de la liberté individuelle, se cache parfois l’antique tentation de trier les hommes.
Je fixai un instant les gouttes de pluie sur le carreau. Elles dessinaient des chemins incertains. Et je me dis qu’il est encore temps de choisir les chemins de l’homme, avant que la technique, livrée à elle même, ne les trace pour nous.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
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Illustration : DR
[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.
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