Justice extraterritoriale ou arbitraire transatlantique ? L’affaire YPF devant le tribunal de Loretta Preska

La juge Loretta Preska, de la Cour du district sud de New York, a frappé fort : elle enjoint à l’Argentine de transférer 51 % des actions de l’entreprise pétrolière nationale YPF, soit sa part majoritaire, à un compte sous contrôle du Bank of New York Mellon. Le geste n’est pas symbolique. Il s’agit, selon Preska, d’un paiement partiel sur les 16 milliards de dollars que Buenos Aires devrait aux créanciers de Burford Capital, pour la prétendue spoliation des droits des actionnaires minoritaires lors de la nationalisation d’YPF en 2012.
Derrière cette sentence se devinent les contours d’une ingérence judiciaire dont la brutalité n’a d’égal que la désinvolture à l’égard du droit international. La juge Preska exige le transfert d’un actif stratégique argentin, alors même que ces actions sont logées dans une entité argentine, soumises au droit argentin, et protégées par une loi locale qui interdit toute aliénation sans l’aval des deux tiers du Congrès national. Or la juge le sait, et le dit : modifiez la loi si nécessaire, ou bien négociez. Cette injonction faite à un État souverain de violer sa propre législation est un cas d’école d’ingérence.
Voici la déclaration du juriste argentin Bernardo Sarabia Frías, dont la clarté brutale en dit long :
« Ce que vous êtes en train de dire, c’est que la juge dit, pour simplifier : violez la loi. Autrement dit : payez avec ces actions auxquelles vous ne pouvez pas accéder, parce que vous auriez besoin d’une loi adoptée aux deux tiers du Congrès pour les toucher. Et la juge le dit explicitement : je connais cette loi. Eh bien, changez-la. »

Ce n’est plus du droit. C’est un diktat.

Il faut revenir ici à ce que Carl Schmitt, dans sa critique du juridisme universaliste, aurait appelé le « désordre normatif international » : celui qui s’installe quand une puissance, judiciaire ou militaire, impose son ordre à des entités politiques qui n’en relèvent pas. Le droit n’est plus un arbitre, mais une arme. Et l’extraterritorialité des décisions américaines devient un instrument de domination.
Que la juge Preska ait été la disciple du défunt Thomas Griesa, celui-là même qui, en tordant la clause pari passu lors des précédents conflits sur la dette argentine, avait ouvert la boîte de Pandore du chantage juridique, n’étonnera que les naïfs. À l’époque déjà, Griesa réécrivait les contrats pour punir ce qu’il considérait comme l’arrogance du gouvernement argentin. Aujourd’hui, Preska hérite non seulement du dossier, mais du ressentiment. Le verdict, en apparence légal, est imprégné de considérations morales et punitives : l’Argentine n’a pas obéi, elle doit être ramenée à la raison.
Un mot, pourtant, devrait s’imposer : comity. En droit international, le comity of nations est un principe de courtoisie juridique entre États souverains. Il signifie que les juridictions d’un pays s’abstiennent de se prononcer sur des actes de gouvernement ou des décisions législatives prises par un autre État. En français, on parlerait de respect de la souveraineté législative étrangère, ou de principe de non-ingérence juridictionnelle. C’est une règle de bon voisinage entre nations.
Or, dans sa sentence, la juge Preska renverse la logique du comity en écrivant : « Comity is not a one-way street », le respect n’est pas à sens unique.
Autrement dit : je ne vous respecte pas, parce que vous ne m’obéissez pas. Voilà comment une cour américaine justifie l’ingérence dans le fonctionnement d’un autre État souverain. Ce glissement d’un principe de coexistence à une exigence de soumission est l’une des failles les plus profondes de cette décision. Et l’une des plus inquiétantes.
Plus grave encore, cette décision entre en collision avec plusieurs principes fondamentaux du droit américain lui-même. On notera en particulier trois vices juridiques majeurs :
D’abord, la violation de la loi américaine sur l’immunité des États souverains (Foreign Sovereign Immunities Act). Cette loi de 1976 protège les États étrangers de toute saisie de leurs biens, sauf exceptions très encadrées. Or, les actions de YPF détenues par l’État argentin, logées dans la Caja de Valores en Argentine, sont manifestement protégées. Elles ne relèvent d’aucune activité commerciale aux États-Unis et ne sont pas localisées sur le territoire américain. Les saisir comme un actif exécutoire contrevient au texte et à l’esprit de cette loi.
Ensuite, la méconnaissance flagrante du principe de comity, que même la jurisprudence américaine considère comme un pilier de l’ordre international. Dans l’affaire Banco Nacional de Cuba v. Sabbatino (1964), la Cour suprême rappelait déjà que les juges fédéraux ne peuvent interférer avec les actes souverains d’un autre État, surtout quand ces actes relèvent d’une politique économique ou législative nationale. L’expropriation d’YPF, qu’on la juge habile ou non, était une décision souveraine entérinée par une loi du Congrès argentin.
Enfin, la juge ordonne la remise d’actions inaliénables sans le consentement du Parlement argentin, alors que cette impossibilité est prévue expressément dans la loi d’expropriation elle-même. Ce faisant, Preska exige qu’un État viole sa propre législation pour se soumettre à un jugement étranger. Or même dans le système américain, le juge ne peut enjoindre une autorité étrangère à changer sa loi. Cela reviendrait à priver cet État de sa souveraineté.
La sentence américaine contient donc une contradiction interne : elle repose sur la loi argentine (la prétendue violation du pacte d’actionnaires d’YPF), tout en exigeant sa transgression. La juge reconnaît d’ailleurs dans son propre raisonnement que « cette loi existe », avant d’ajouter qu’il faudrait la modifier ou s’en affranchir par un accord privé. Ce type d’injonction rappelle les pires pratiques de l’impérialisme juridique : le droit n’est plus un cadre neutre, mais un levier de contrainte.
Que l’administration Milei, dans un sursaut tardif, ait annoncé faire appel, n’efface pas les erreurs abyssales commises par les gouvernements antérieurs. L’expropriation brutale d’YPF, sans appel d’offre, sans indemnisation correcte, sans même le soin de respecter les formes, fut une décision aussi idéologique qu’imprudente. Que cette faute serve aujourd’hui de prétexte à la dépossession totale est toutefois une autre injustice, d’un ordre supérieur.
— Balbino Katz;, chroniqueur des vents et des marées
Crédit photo : DR

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Une réponse à “Justice extraterritoriale ou arbitraire transatlantique ? L’affaire YPF devant le tribunal de Loretta Preska”

  1. gautier dit :

    décidément les juges de tous les pays doivent aller à la même école de la connerie ! Maron serait il leur professeur ??ou vont ils apprendre qu’il faut enlever une loi pour la remplacer par une loi scélérate !!
    ce n’est plus un nettoyage qu’il faut faire dans ce monde ! c’est une démolition !

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