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Les Éternels, de Jia Zhangke. Une interrogation universelle sur la condition de l’homme moderne (cinéma)

Au festival de Cannes, l’année dernière, mieux valait être une jeune réalisatrice occidentale dépourvue de talent, montrant l’horreur du monde (la guerre : c’est mal ; le terrorisme : c’est mal ; les violences faites aux femmes : c’est très mal), de manière simplissime, plutôt qu’un brillant réalisateur asiatique quinquagénaire.

Aussi les films de Lee Chang-dong (Burning) et Jia Zhangke (Les Éternels) sont-ils repartis sans le moindre accessit, alors que leur rapport à la temporalité ou l’acuité avec laquelle sont scrutées les métamorphoses du monde et leur incidence sur la psyché contemporaine sont autrement politiques que l’indignation niaise avec laquelle Eva Husson et Nadine Labaki traitent des convulsions du présent.

Première incursion de Jia Zhangke dans le film policier

Les Éternels représente la première incursion de leur auteur dans le film policier, du moins jusqu’à la moitié du film. De fait, le polar n’est jamais qu’un prétexte (même si Jia Zhangke en maîtrise parfaitement les codes) pour tisser la trame de fond sur laquelle se détache le destin de la jeune héroïne, Qiao, minérale et hiératique, victime de la faiblesse voire de la perfidie masculine, tour à tour déclinée sous les traits d’un père misérable puis d’un compagnon infâme. Observant avec une admirative attention l’ascension du jeune Bin dans la galaxie mafieuse de Datong, une importante bourgade à l’ouest de Pékin, elle sauve ce dernier d’une mort certaine et doit, pour cette raison, endurer cinq années d’incarcération dans deux pénitenciers du pays. Stupéfaite de ne point retrouver, à sa libération, l’homme pour lequel elle a stoïquement enduré le froid et les privations, elle part à sa recherche dans une cité que le barrage des Trois Gorges doit prochainement engloutir…

Depuis son premier film, Xiao Wu, artisan pickpocket, Jia Zhangke n’a cessé d’ausculter les mutations de son pays à travers des personnages dénués de malice et convaincus de la vérité des dogmes officiels. Graduellement, le désenchantement et l’amertume prennent la place des illusions naïves. Les Éternels suit sur un peu moins de vingt ans et à partir de trois époques (2001, 2006 et 2018) une trajectoire similaire. Sans effusion lacrymale ni hystérie, Qiao voit s’effondrer le fantasme qui lui avait permis de résister à ses cinq années de réclusion. Le Bin qu’elle retrouve, fuyant et capon, n’a conservé de sa splendeur qu’un orgueil de mauvais aloi qui a considérablement perdu de son lustre. À peine reconnaissant du sacrifice de son ancienne compagne, il tente bien quelques salves lyriques, du fond de son fauteuil roulant : « Je saurai toujours reconnaître cette main gauche, qui m’a sauvé », avant d’être sèchement rappelé à la réalité – Qiao est en effet droitière, ce qu’il n’avait jamais remarqué – et son égocentrisme forcené.

Faire confiance à l’intelligence du spectateur

L’élégance du trait consiste pour le cinéaste à ne pas souligner inutilement le propos et à faire confiance à l’intelligence du spectateur. Le découpage temporel dont nous parlions précédemment est incorporé de manière naturelle dans la narration, et les ellipses subtiles (les funérailles de l’ancien caïd, la remontée du fleuve avant l’arrivée à Fengjie ou les chassés-croisés des trains dans les gares de Wuhan et Dentong) ponctuent poétiquement les bifurcations du récit. Ce dernier est dominé par la figure de la boucle, non pas l’image d’un retour glorieux à la ville et au milieu d’origine mais de l’échec de personnages condamnés au sur-place et au ressassement. Il y a du Nerval et surtout du Flaubert, chez Jia Zhengke, à savoir une méditation nostalgique teintée d’ironie sur l’inadaptation de l’être à son environnement, une inadéquation qui ne l’empêche pas de se confire en rêves de gloire et de triomphe, comme l’illustre la scène du bar, dans le dernier volet. Pour Bin, l’histoire pourrait être tragique mais s’achève en farce, du moins en caprice malséant précédant de peu son ultime ignominie.

La liquidation de l’identité de tout un peuple

De façon plus fondamentale, Jia Zhengke pose la question de la concordance entre le réel (gaspiller son existence en se sacrifiant pour un salaud) et l’inépuisable propension des héros à générer du mythe. Loin des traditions et des figures du passé, la Chine s’est en effet convertie à un néolibéralisme et à un occidentalisme déchaînés (les caciques de la pègre pratiquent la « danse de salon »), qui passent par la liquidation de l’identité de tout un peuple. On rêve de partir à la conquête de nouveaux territoires (comme les terres septentrionales du Xinjiang) par une sorte de pensée magique, qui, très vite, montre son inanité, car la seule puissance qui vaille est celle du matériel, du pragmatique.

Il faut se résigner, énonce l’auteur, à ce que la technique et les grands travaux prennent le pas sur les humains, dont la faiblesse est de considérer qu’ils ont encore droit de cité dans ce monde. De téléphones mobiles toujours plus perfectionnés en caméras de surveillance, en passant par les lignes de train à très grande vitesse, la technologie impose sa logique et son mode de pensée, déréalisant le personnage, réduit à une vague silhouette sur l’esplanade infinie d’une gare déserte. On conservera ainsi en mémoire les derniers plans du film, issus de la capture d’écrans vidéo, qui saisissent une héroïne sidérée par un événement imprévisible.

Solitude, abandon, vide intérieur et, en même temps, fascination devant la démesure des espaces. L’œuvre est certes chinoise, mais l’interrogation sur la condition de l’homme moderne est, elle, universelle.

Sévérac

Les Éternels, film chinois de Jia Zhangke. Sortie le 27 février.

Crédit photo : DR
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