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En 1900, l’islam était-il un humanisme ?

L’amnésique universel pourra peut-être se demander pourquoi Isabelle Eberhardt, une utopiste du XIXe siècle, eut à se travestir en homme pour aborder cette religion ? Était-ce seulement une question de mode, celle des « Amazones » qui alors sévissait en Occident ? Ou plutôt, était-il nécessaire de dissimuler sa réalité pour se faire admettre dans un monde pas tout à fait rêvé. Quand l’islam était un « humanisme »… désormais morcelé et terni.

Une croyante parmi des allogènes

Isabelle Eberhardt,

Dieu est grand et la zaouïa propice à la méditation. Alors que le sable chaud du désert sentait encore bon le légionnaire, c’est ce que se disaient au début du siècle dernier des êtres d’exception comme cette jeune écrivain(e) pleine d’avenir (Isabelle Eberhardt), ou un rapin hors d’âge (Étienne Dinet) établi dans l’oasis de Bou-Saada, et qui peignait des Moghrébines sans voile afin de décorer les salons des gros colons d’Alger.

En des temps où des jeunes femmes se convertissent chiquement à l’islam, et aux yeux des jeunes disoccupati se recommandant du Prophète au pied des barres d’immeubles, ces gens-là font figures de bouffons. Ils représentent pourtant un courant d’empathie qui valut à bien d’autres d’être qualifiés de bougnoulisés quand le phénome français pacifiait les djebels.

À la décharge de nos calamiteux contemporains, disons que la perception que nous pouvons avoir de ces belles âmes a été brouillée par une grotesque exaltation du pittoresque orientaliste qui poussa Julien Viaud à se muer en Pierre Loti, et à se faire photographier à poil au milieu des tapis, des plateaux en cuivre, des tables incrustées de nacre et des pipes à opium. Il prenait la suite d’un Gérard de Nerval et de Gustave Flaubert sur des chemins où les caravanes de camélidés allaient céder la place aux véhicules des croisières Citroën. On avait vu aussi, « sur zone », Eugène Delacroix et Fromentin, le grand Alexandre Dumas chasseur de lapins, Dache, perruquier des zouaves, et son alter ego, Tartarin de Tarascon.

Fille d’un pope anarchiste converti

À part le goût du déguisement, Isabelle Eberhardt (née en 1877) n’avait rien à voir avec ces messieurs dont les congénères, nouvellement installés, allaient la virer d’Algérie en l’accusant d’espionnage, au tournant du siècle. Il faut dire pour leur défense que la jeune coupable était russe, née en Suisse, qu’elle était amoureuse d’un sous-officier de spahis (français), Slimane Ehnni, et qu’elle revendiquait son appartenance à la religion musulmane. Elle en avait adopté les mœurs et le costume, mais dans sa version masculine, et souhaitait se prénommer Mahmoud. Elle avait vécu à Bône puis à Batna, dans les Aurès. Elle était fille hors mariage d’une Russe allemande, Natalia von Moerder, née Eberhardt, et d’un anarchiste d’Arménie, ex-pope passé à l’islam, Alexandre N. Trophimovsky, dit Vava. En tournée dans un village où, étudiant (taleb), elle accompagnait un chef religieux, elle avait été victime, en 1900, d’une tentative d’assassinat par un membre d’une confrérie rivale. Le procès puis un mariage avec Slimane l’autorisèrent à revenir en Algérie en janvier 1902.

Il faut lire comment, dans la préface à Pages d’Islam, Victor Barrucand (1864-1934) la campe, en burnous et bottes « de cavalier filali », tapotant sa pipe de kif  (c’est de la bonne herbe – j’en ai fumé) sur le rebord d’une balustrade des hauts d’Alger… Bel homme aux belles moustaches, anar’ promettant le « pain gratuit » (ça change du ticket de métro revendiqué par nos modernes), Barrucand réunira les écrits d’Isabelle devenue Mahmoud en livres posthumes chez Fasquelle : dont Pages d’Islam et Notes de route. Les textes qui composent ces courts volumes avaient paru en partie dans l’Akhbar, journal bilingue de libéraux européens et algériens que Barrucand dirigeait.

Des amis de Lyautey

Depuis les hauteurs d’Alger, alors que l’armée française étendait son influence aux confins sud-oranais, secteur d’Aïn Sefra, Victor Barrucand envoya l’intrépide jeune femme au futur maréchal Lyautey avec lequel il était lié. Isabelle Eberhardt (Mahmoud) avait mission de rapporter ce qu’elle (il) voyait. Hubert Lyautey était aussi de ceux qui, comme Barrucand, pensait que « nous avons beaucoup à apprendre des musulmans, mais cela nous ne le savons pas encore ». Selon Victor Barrucand, Isabelle Eberhardt allait plus loin, « trop loin sans doute ; elle renvers(ait) la proposition quand elle suggér(ait) que l’assimilation pourrait se faire à rebours et géographiquement ». En attendant, soutenue dans sa mission par Lyautey, qu’elle avait rejoint à Béni-Ounif (face à Figuig du Maroc), elle s’installa un court moment dans une maison de la basse ville d’Aïn Sefra.

Le 21 octobre 1904, un orage sur le Djebel Mekhter fut la cause d’une crue subite et violente de l’oued qui traverse la ville. La maison d’Isabelle Eberhardt fut emportée par les flots. La jeune femme se noya et ses papiers furent dispersés dans la boue – mais en partie sauvés par Lyautey qui les confia à Barrucand .

Ce n’était pas la première fois que le vrai faux Mahmoud parcourait le Sud-Oranais. L’année précédente (1903), elle (il) avait fait un séjour à Kenadsa, échappant par son obstination au commandant d’un goum, un « petit lieutenant que j’appelais par plaisanterie tête de Breton », parti en reconnaissance « sur Béchar », parmi les « Ouled-Djérir qui tenaient encore la montagne »… Elle (il) découvrit ainsi un « grand ksar en toub de teinte foncée et chaude, précédé, vers la gauche, de beaux jardins très verts. À droite, la dune dorée, avec ses entablements de pierre, se dresse, presque abrupte. Une koubba très blanche abrite [là-haut] la sépulture d’une sainte musulmane, de la famille de l’illustre Sidi M’hammed ben Bou-Ziane, fondateur de Kenadsa et de la confrérie des Ziania : Lella Aïcha ».

Kenadsa, cité mystique

Cinquante-cinq ans plus tard, rien n’avait changé… si ce n’est qu’on arrivait dans Kenadsa sur une place en demi-cercle, fermée par les bâtiments des HSO (Houillères du Sud-Oranais), où siégeait le PC du 26e Dragons, et que la cité des mineurs et contre-maîtres européens s’étalait parmi les acacias et les tamaris le long de quelques rues de poussière, pavillons ocres et roses que « nos jeeps » farinaient régulièrement. La piste, au-delà du ksar demeuré identique à la description qu’en donne Isabelle Eberhardt, conduisait au Guir et, tout au bout, près de la frontière marocaine, à Méridja – un fortin de terre posté au-dessus d’un village alors déserté, autour duquel « rôdait » des R’Guibat. Parmi les galopins de Kenadsa, Mohammed Moulessehoul (l’écrivain Yasmina Khadra) avait 3 ans ! Son père était dans l’ALN. On ne le savait pas…

Je dis ça parce que plus bas, à l’écart de la petite ville, les baraquements d’un camp qui avaient accueilli des rouges espagnols puis des français rouges servaient de résidence à deux bonnes centaines de « suspects », raflés lors de la Gross Aktion de Bigeard contre Timimoun, quand les Chaamba’ étaient passés du côté de la rébellion. Je fus nommé administrateur, distribuant le « pilchard » et la « graille » à des gens qui m’apprirent beaucoup. D’autant que sous-lieutenant des plus niais, fervent admirateur de Lyautey (je le suis resté), j’appartenais à ce délirant service d’Action Psychologique, alias 5e Bureau, qui théorisait la guerre révolutionnaire pour l’Algérie française. J’allais avoir à entrer dans le ksar (« tout seul et sans arme »… des fois qu’on me l’aurait piquée) et c’est ainsi que je rencontrai Isabelle Eberhardt.

« L’esprit théocratique a triomphé »

Elle avait habité une grande pièce carrée, au fond de couloirs obscurs et frais, derrière des portes que des « esclaves soudanais » ouvraient et fermaient à clé. La lumière lui venait par un trou dans le toit en terrasse auquel aboutissait un escalier de pierre. Elle pouvait vivre en bas, sur les moelleux tapis rouge et noir de haute laine du Djebel-Amour, et dormir sur la terrasse, les nuits paisibles. Elle buvait du thé à la menthe et mangeait les fruits des jardins voisins cultivés par les haratine – elle écrit kharatine… Elle les disait « fils de captifs du Soua et du Mossi [le « Soudan français » d’alors], les pères (et les mères) de ces esclaves sont venus à Kenadsa après de longues souffrances et des pérégrinations très compliquées. Pris d’abord par des hommes de leur race, au cours des perpétuelles luttes des villages et des roitelets noirs, ils ont été vendus aux trafiquants maures, puis été remis entre les mains des Touareg ou des Chaamba qui, à leur tour, les ont passés aux Beraber. »

De tous ces noirs visages qui l’impressionnaient, « seul parmi les esclaves, le porte-clés, l’homme de confiance de Sidi Brahim, Ba-Mahmadou ou Salem, m’est sympathique. C’est un grand Soudanais tranquille au visage entaillé de marques au fer rouge… » Mais elle (il) conversait aussi avec le maître et les marabouts. Le chef spirituel de la zaouïa était Sidi Brahim, qui la (le) tenait en haute estime. Et, chaque vendredi, elle (il) allait prier dans la mosquée fraîche et tranquille, pacifiée par le contact avec Dieu et rassurée par la piété des écoliers et des adultes. « L’essence de la prière comme du rêve est de ne pas finir ».

Étudiant son environnement, elle constatait aussi qu’à Kenadsa, l’esprit théocratique arabe avait triomphé « de l’esprit berbère, républicain et confédératif ». Que « le chef de la zaouïa (était) le seul seigneur héréditaire du ksar », cependant que continuant la tradition antique, voleurs et pauvres pouvaient se réfugier dans l’enclos, redevables de quelques menus travaux en échange de la nourriture distribuée…

Sur son séjour, Isabelle Eberhardt écrivit des pages heureuses, lumineuses, notant comment les femmes kharatine jouissaient d’une grande liberté « dans leurs voiles qui répandent une odeur pénétrante de cannelle poivrée et de chair noire en moiteur »… ce qui était très bien vu. Après un déjeuner somptueux servi au grand air, Si Mahmoud (Isabelle), réfléchissant aux mœurs heureuses qu’elle découvrait, se posa cette question : « Que restera-t-il, dans quelques années, de ce petit état théocratique si particulier, si fermé ? Quel est l’avenir de Kenadsa ? »… Inch Allah !

Gérard Guicheteau

Crédit photo : Aïn Sefra, Denis Daggett/Wikimedia (cc)
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