À l’occasion du colloque 2025 de l’Institut Iliade, consacré au travail et à sa redéfinition dans le monde contemporain, le chercheur Philippe d’Iribarne a livré une analyse remarquable de la diversité des cultures du travail en Europe et dans les sociétés occidentales. S’appuyant sur une riche expérience comparative, il a confronté les logiques françaises, allemandes et anglo-saxonnes, en soulignant combien les mentalités héritées de l’histoire conditionnent encore les comportements d’aujourd’hui.
Une Europe économiquement unie, culturellement fragmentée
Dans un espace européen soumis à des contraintes économiques semblables — mondialisation, vieillissement démographique, standardisation managériale, injonctions numériques — les attitudes face au travail diffèrent pourtant radicalement. Le refus français de reculer l’âge de la retraite à 64 ans, quand d’autres pays acceptent le seuil de 67 ou 68 ans sans heurts, en est une illustration frappante. Pour comprendre ce décalage, d’Iribarne appelle à ne pas négliger la dimension anthropologique du travail, façonnée par des siècles d’histoire.
En France, la culture du travail reste marquée par une logique ancienne de hiérarchie des rangs. Héritée d’une société aristocratique, puis adaptée à la République méritocratique, cette logique valorise le statut, la fierté de l’œuvre accomplie, et le devoir attaché à sa place dans l’ordre social. Loin d’une simple contractualisation des relations professionnelles, le monde du travail français reste profondément symbolique : chacun veut être reconnu pour ce qu’il est, non simplement pour ce qu’il fait.
Ce modèle a été affaibli par les évolutions récentes du système éducatif et des mentalités. À la glorification d’un effort exigeant s’est substituée, depuis les années 1970, une culture égalitariste qui a vidé le mérite de sa substance. L’école n’est plus le sanctuaire de l’effort, mais le théâtre d’un égalitarisme mal compris. Le culte de la « réussite pour tous » a produit une masse de diplômés mal préparés à la réalité professionnelle, générant frustrations, déclassements et un rapport ambivalent au travail.
Le contrat chez les Anglo-Saxons, la vocation chez les Allemands
À l’opposé, dans les sociétés anglo-saxonnes — et notamment aux États-Unis —, c’est la logique du contrat qui prévaut. L’individu est considéré comme un fournisseur autonome, s’organisant librement pour honorer ses engagements. L’efficacité est première, la hiérarchie claire, et la reconnaissance s’ancre dans la réussite mesurable, pas dans le statut social. Le travail est perçu comme un service, et le lien de subordination, accepté dès lors qu’il est régi par des règles transparentes.
En Allemagne ou dans les pays nordiques, c’est le consensus communautaire qui domine. Le salarié est d’abord membre d’un collectif professionnel, engagé dans une œuvre commune qu’il a contribué à définir. Le respect de la règle découle d’un engagement partagé, et le travail s’inscrit dans une logique de vocation (Beruf), héritée de l’éthique protestante. Le travail, même humble, porte une valeur morale et sociale intrinsèque.
Une fracture française aggravée par le management moderne
D’Iribarne pointe le paradoxe français : une culture de l’honneur toujours vivace, mais minée par un management bureaucratique d’inspiration anglo-saxonne, qui traite les cadres comme de simples « exécutants ». L’encadrement technocratique, renforcé par les outils numériques de surveillance, renforce le sentiment de dépossession. Beaucoup se sentent à la fois méprisés et empêchés d’exercer leur métier avec l’autonomie et la responsabilité qui font sens.
Dans ce contexte, les attitudes se fragmentent : les diplômés des grandes écoles s’épanouissent souvent à l’étranger ou dans l’innovation ; les artisans, les ouvriers qualifiés et les professions libérales conservent une fierté du métier ; tandis que les autres oscillent entre résignation, désengagement ou revendication d’un temps de travail réduit, dans une société où le « droit à la paresse » a remplacé la fierté du travail bien fait.
Le mérite de cette intervention est de rappeler que les politiques sociales, les réformes managériales ou les débats sur la retraite ne peuvent être compris sans tenir compte des représentations culturelles profondes du travail. En Europe, il n’existe pas un modèle unique, mais des visions enracinées. Et si l’on veut réconcilier les Européens avec le travail, il faudra d’abord retrouver le sens, l’honneur, et la dignité du métier.
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Une réponse à “Colloque de l’Iliade 2025. Travail et culture en Europe : Philippe d’Iribarne décrypte les logiques françaises, allemandes et américaines”
A oui mais…le goût du travail, le mérite, la reconnaissance sont de valeurs d’Extrème Droite !!!