Chronique d’un relèvement : quand l’Argentine délie ses chaînes de papier

Il est des pays où l’on imprime plus qu’on ne gouverne. L’Argentine, depuis bientôt un demi-siècle, en est l’exemple le plus achevé. Ici, la planche à billets n’a jamais cessé de tourner, comme si la valeur surgissait de la vitesse, comme si l’on pouvait conjurer la misère par la multiplication des symboles. Le peso n’est plus une monnaie, c’est une fiction ; et la Banque centrale, un théâtre d’ombres où l’on mime la souveraineté.

Le 22 mai dernier, dans une Casa Rosada que le soleil d’automne peignait de ses ors fatigués, Javier Milei a prononcé les mots que l’on n’attendait plus d’un chef d’État latino-américain : il ne s’agit plus de redistribuer ce que l’on n’a pas, ni de taxer ce que l’on ignore, mais de redonner vie à une richesse endormie. Le Plan de Reparación Histórica de los Ahorros de los Argentinos entend faire ce que tout ministre socialiste rêverait d’interdire : rendre au peuple ses propres capitaux sans contrepartie inquisitoriale, libérer l’économie non par l’intervention, mais par la confiance.

L’Argentin thésaurise par instinct de survie. Il cache ses dollars comme d’autres cachaient jadis leurs crucifix sous la Terreur : dans les meubles, dans les doublures, dans les coffres de famille. On dit que ce peuple détient, hors système, entre 250 et 400 milliards de dollars — une somme vertigineuse, supérieure aux réserves de la plupart des États sud-américains. Ce trésor clandestin, Milei veut le faire réapparaître non par la force, mais par la douceur administrative.

Le cœur du plan est d’une élégance stoïcienne : permettre aux Argentins d’utiliser leurs dollars non déclarés pour acheter, investir, consommer — bref, pour vivre — sans qu’un inspecteur des finances ne vienne leur demander, d’un ton soupçonneux, l’origine de leur labeur. Ainsi, les seuils de déclaration ont été relevés à des hauteurs inespérées : il faudra désormais dépenser plus de 10 millions de pesos (environ 8.620 euros) pour que l’État commence à s’intéresser à vous. Les transferts bancaires inférieurs à 50 millions de pesos (environ 43.100 euros) ne seront plus traqués. Même les transactions en espèces, naguère surveillées dès 250.000 pesos (environ 215 euros), s’affranchissent désormais de toute suspicion.

La bureaucratie, naguère omnisciente, devient volontairement aveugle. L’État, d’habitude disert et menaçant, choisit le silence. Ce retournement est d’une portée symbolique immense : ce n’est pas seulement une réforme fiscale, c’est un nouveau pacte entre le citoyen et la République. Il ne s’agit plus de le surveiller, mais de le croire.

Cette confiance nouvelle s’accompagne d’un cadre juridique en devenir. Une seconde phase, plus ambitieuse, prévoit de réviser les lois fiscales elles-mêmes, pour protéger rétroactivement les contribuables de toute persécution à venir. Le projet, s’il passe au Congrès, raccourcira les délais de prescription, élèvera les seuils de ce que l’on appelle l’« évasion aggravée » (actuellement fixée à 15 millions de pesos, soit 12.930 euros), et rendra l’État comptable de ses propres excès.

À ceux qui y voient un blanchiment d’argent maquillé, le gouvernement oppose une dialectique simple et robuste : ce plan n’offre aucun pardon officiel, aucun effacement de dettes, mais une reconnaissance implicite de l’inefficacité du système antérieur. Contrôler tout, c’était ne rien comprendre. Mieux vaut cibler, filtrer, hiérarchiser, dit-on à la Casa Rosada. Et la Banque centrale, par la voix de Santiago Bausili, promet un écosystème bancaire allégé, ouvert, agile : l’inverse exact du monstre tentaculaire que dénonçait déjà Carl Schmitt, dans ses réflexions sur l’impuissance normative de l’État libéral.

Il reste que l’économie ne repose jamais sur les textes, mais sur les croyances. Pour que les dollars rejaillissent, il faut que le peuple y croie. Il faut que l’État tienne parole. Il faut que les lois votées ne soient pas annulées au premier changement de majorité. Il faut, en un mot, que la continuité politique succède au chaos.

Spengler disait que les civilisations meurent quand elles ne croient plus à leur propre droit. L’Argentine est aujourd’hui à la croisée de cette angoisse. Ou bien elle persiste à vivre dans la peur de l’effondrement, ce qui est une forme de décadence. Ou bien elle accepte de reconstruire un ordre fondé non sur la contrainte, mais sur l’honneur : l’honneur du travail, de l’épargne, du contrat.

Javier Milei, en cela, n’est pas un démagogue. Il ne promet pas le confort. Il offre la possibilité d’un relèvement. Son plan ne fera pas baisser la pauvreté demain matin, ni dissoudre la dette extérieure comme un sucre dans un maté. Mais il rend possible une mutation de l’esprit public. Il suggère que l’économie peut fonctionner sans infantilisation, sans clientélisme, sans planche à billets. Ce n’est pas un programme. C’est une vision.

À l’heure où l’Europe elle-même tangue sous le poids d’États obèses et de monnaies fiduciaires à la dérive, cette tentative argentine mérite notre attention — et peut-être, notre admiration secrète. Elle dit que la vérité économique n’est pas dans les chiffres, mais dans la confiance, dans le respect du réel, dans la modestie du pouvoir. En ce sens, elle est plus européenne qu’elle ne le croit.

Et moi, de ma presqu’île bretonne, j’y vois passer un souffle, non de révolte, mais de courage — ce mot qu’on n’entend plus, sauf chez les marins.

Balbino Katz, Chroniqueur des vents et des marées

Crédit photo : DR

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Une réponse à “Chronique d’un relèvement : quand l’Argentine délie ses chaînes de papier”

  1. Gaï de Ropraz dit :

    Bravo Balbino. C’est toujours un plaisir de te lire.
    Et d’autant plus en ce qui concerne l’Amerique latine, en particulier l’Argentine, un pays que je connais bien.
    Mais il est un fait certain que ce pays, l’Argentine, arrive à la croisée des chemins : A mon sens, Javier Milei est le dernier rempart qui peut encore sauver une politique et une situation economique extremement fragiles.
    No sé… pero veremos lo que sucede ( Je ne sais pas, mais on vera bien ce qui arrivera).

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