Dans un grand entretien accordé au Figaro, le philosophe Marcel Gauchet, par ailleurs auteur du récent Le Nœud démocratique ? (Gallimard, 2025), tire une nouvelle fois la sonnette d’alarme : selon lui, la démocratie occidentale est à la croisée des chemins. Elle risque, sous couvert d’État de droit, de basculer dans une forme d’autoritarisme éclairé qui refuse d’entendre la voix populaire. Une dérive que Gauchet qualifie de « progressisme autoritaire ».
Un conflit de fond entre État de droit et souveraineté populaire
Marcel Gauchet rappelle dans son livre que la démocratie, dans sa forme classique, repose sur la souveraineté du peuple exprimée par le suffrage. Or, aujourd’hui, ce principe est remis en cause par une vision concurrente : celle d’une démocratie guidée par les juges, où les décisions politiques seraient filtrées, voire dictées, par les juridictions. Une dérive élitiste qui, sous prétexte de protéger les droits fondamentaux, marginalise les majorités électorales suspectées de penchants « populistes ».
Il s’oppose frontalement à l’idée, défendue récemment par Pierre Rosanvallon, selon laquelle les magistrats incarneraient autant que les élus la volonté générale. Pour Gauchet, cela revient à substituer une caste éclairée — nommée ou sélectionnée — à la légitimité populaire.
De la Roumanie à l’Allemagne, de la France aux États-Unis, Gauchet voit émerger une logique : utiliser les tribunaux pour neutraliser des figures politiques devenues trop dérangeantes pour l’establishment. Qu’il s’agisse de Donald Trump, de Marine Le Pen ou de l’AfD allemande, ce sont des candidats portés par des pans entiers du corps électoral, et non des marginaux extrémistes, que l’on cherche à museler, parfois en invoquant des raisons techniques ou juridiques difficilement compréhensibles pour l’opinion publique.
Gauchet dénonce cette instrumentalisation du droit, qui permettrait d’éviter le débat démocratique réel sur des sujets tels que l’immigration, la sécurité ou la souveraineté nationale. Pour lui, ce n’est pas un sursaut démocratique, mais un symptôme d’une démocratie qui a peur de son propre peuple.
Une société atomisée, une démocratie vidée de son sens
Le penseur souligne un autre glissement : la démocratie contemporaine, dominée par les droits individuels, a perdu sa dimension collective. L’individu-roi, sanctuarisé par le droit, devient le seul horizon politique. Le lien entre droits fondamentaux et volonté populaire s’efface, et avec lui, l’idée d’un projet commun porté par une majorité souveraine.
Gauchet estime que cet excès d’individualisme empêche de penser l’intérêt général autrement que comme une menace sur les droits. Il en résulte une société éclatée, où toute tentative de projet politique collectif est perçue comme une agression potentielle.
Interrogé par ailleurs par Le Figaro sur la récente condamnation judiciaire de Marine Le Pen, Gauchet pointe une opacité totale du débat. L’affaire est complexe, noyée dans des règlements obscurs du Parlement européen, incompréhensibles pour la majorité des citoyens. Résultat : chacun projette ce qu’il veut y voir, et l’interprétation dominante devient celle d’un pouvoir politique cherchant à éliminer ses adversaires par voie judiciaire. Même chez les sympathisants de Le Pen, la décision semble plus nourrir le soupçon que la colère.
S’agissant de Donald Trump, Gauchet refuse les raccourcis. L’ancien président américain n’est pas un autocrate au sens classique du terme, affirme-t-il : il ne gouverne pas seul, n’interdit pas l’opposition, et ne truque pas les élections. Il est, selon lui, un symptôme de la colère d’une partie du peuple méprisée par les élites. Mais les institutions américaines, robustes, devraient résister à ses excès.
La vraie inquiétude de Gauchet porte sur l’avenir européen. À ses yeux, les élites technocratiques refusent désormais toute remise en question de leur vision du progrès. Le peuple, quand il dévie de cette ligne, est considéré comme une anomalie à corriger, voire à exclure du débat. « Nous n’avons plus d’autre arbitre que le peuple, dit Gauchet. Le problème est de le convaincre, pas de l’empêcher. »
Face à un gauchisme devenu dogmatique, la démocratie ne pourra être sauvée que par le retour au réel, au conflit légitime et au débat public — pas par la judiciarisation croissante du politique.
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Une réponse à “Pour Marcel Gauchet, le progressisme se mue en autoritarisme technocratique”
Le peuple, c’est compliqué mais on ne peut l’éliminer => L’oligarchie le noie dans un discours embrouillé, malhonnête.