Il y a des jours où le vélo quitte la mécanique pour épouser la tragédie grecque. Où les boyaux crissent comme les cordes d’un violon à la veille d’un orage. Où la montagne n’est plus un décor, mais un tribunal. Le samedi 31 mai 2025, le col du Finestre s’est souvenu de tout : des jambes éparpillées de Simon Yates en 2018, de l’arrogance de ceux qui croient avoir gagné avant d’avoir perdu, et de ce que signifie « panache » quand il ne se conjugue plus qu’à l’imparfait du cœur.
Simon Yates, justement. Celui qu’on pensait rangé parmi les promesses fanées, les trophées poussiéreux du cyclisme britannique, est revenu planter sa tente au sommet du Giro comme on revient réclamer une dette qu’on croyait abandonnée. Troisième au départ de Verrès, 1’21’’ de retard sur Del Toro, 43’’ sur Carapaz. Une éternité, croyait-on. Mais l’éternité est une pente à 9,2 %, 18 kilomètres de poussière et d’orgueil où l’on revient des enfers si l’on pédale juste, et avec l’âme.
Le Finestre, c’est l’éléphant blanc du Giro, ses 2 178 mètres d’altitude et ses sterrati qui grincent sous les crampons comme un vieux monde sous la révolution. Car révolution il y eut. Carapaz allume la mèche, Del Toro suit, mais regarde trop son miroir. Yates, lui, grimpe, glisse, attaque, recule, ressurgit. Et soudain, à une quinzaine de bornes du sommet, attaque encore. La quatrième est la bonne. Carapaz boude, Del Toro doute. L’un refuse de rouler, l’autre refuse de mourir tout de suite.
Et puis, dans la descente, le miracle : Wout Van Aert, flèche belge et ange gardien, s’extrait de l’échappée pour jouer le rôle du passeur. Relais magistral, relais vital. Le chrono s’affole, le rose change de peau, Yates revient dans la course au temps et la dépasse. Le peloton latino-américain, lui, s’enterre dans la diplomatie du néant. Del Toro ne veut pas faire le boulot, Carapaz non plus. Résultat : 3’56’’ de retard à l’arrivée, et un Giro perdu pour avoir trop calculé.
Yates, en larmes, n’a pas gagné l’étape — Chris Harper, échappé du matin, s’offre la victoire d’un jour — mais il a gagné l’Histoire. L’étape 20 n’a pas été une course, c’était un opéra. Et Yates en fut à la fois le ténor et le poète, le rescapé d’un passé douloureux devenu prophète d’un présent éclatant.
Dimanche, à Rome, il défilera en rose comme un César qui a su vaincre ses fantômes autant que ses rivaux. Il ne reste qu’une étape, qu’un baroud d’honneur pour les sprinteurs. Mais le Giro, lui, s’est terminé là-haut, au Finestre. Dans le silence et la boue, là où seuls les géants osent poser leurs roues.
Et ce jour-là, Simon Yates fut immense.
YV
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