Les moissons de la dîme : chronique d’une terre sacrifiée

Dans les confins infinis de la province de Buenos Aires, dans l’arrondissement de Rivadavia, les campagnes s’étendent comme un rêve brisé. Les clôtures, jadis droites comme des piquets de parade, sont rongées par la rouille et ouvertes aux vents ; les terres, naguère grasses et chantantes, ont le dos courbé, fatigué de porter un pays qui ne les aime plus. Les maisons de maître — ces demeures de pierre et de mémoire, fières autrefois comme des matrones romaines — exhibent aujourd’hui les stigmates d’un long défaut d’entretien : toitures ployées, crépis qui se délitent, balcons rongés par les pluies et les ans. Et tout autour, les villages sombrent dans une langueur de fin de siècle : non pas tout à fait morts, mais sans force vitale, figés dans une immobilité où la jeunesse s’est évaporée, et avec elle, l’espérance.

Ce déclin, pourtant, n’est pas œuvre de la nature ni châtiment du ciel. Il est la conséquence directe d’un choix politique. Depuis plus de vingt ans, la gauche péroniste — dans sa mouture kirchnériste la plus braillarde, ivre de redistribution et d’égalitarisme bavard — a fait des campagnes argentines le fond de caisse de son théâtre étatiste. Et le moyen le plus sûr pour ponctionner, sans jamais dire qu’on saigne, fut l’institution des retenciones. Derrière ce mot feutré, presque technique, se cache un impôt de guerre appliqué en temps de paix, un acte de prédation perpétuelle. Les retenciones sont des taxes à l’exportation que l’État prélève, de manière unilatérale, sur chaque tonne de blé, de maïs, de soja ou de viande que le producteur vend au monde. C’est un droit de douane inversé : on ne taxe pas ce qui entre, on taxe ce qui sort. Et l’on taxe non pour encourager la production nationale, mais pour nourrir la machine clientéliste, graisser les rouages de la bureaucratie, acheter la paix sociale avec l’argent de ceux qui nourrissent le pays.

Introduites en 2002 par Duhalde sous prétexte de crise, ces retenciones furent reprises avec enthousiasme par les gouvernements Kirchner, puis naturalisées, sanctifiées, comme si l’État avait acquis un droit imprescriptible sur le fruit du labeur rural. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une dîme moderne. À ceci près que le clergé de naguère priait pour les récoltes ; l’État d’aujourd’hui les étouffe avant qu’elles ne mûrissent. On prélève au producteur parfois jusqu’à un tiers de sa recette, avant même qu’il ait pu payer ses ouvriers, réparer sa moissonneuse, ou songer à semer à nouveau. Il ne s’agit pas d’une mesure ponctuelle : c’est une organisation systématique de la dépendance. L’agriculteur produit, l’État encaisse, les clientèles périurbaines, souvent largement importées, consomment. Le cercle est clos.

Ainsi, l’agriculture, qui devrait être honorée comme pilier de la nation, est traitée comme un luxe suspect. Le producteur — qu’on caricature volontiers en « estanciero », bedonnant et oisif, sirotant du malbec à l’ombre d’un ombu — est bien souvent une petite entreprise familiale, une pyme comme ils disent là-bas, accablée de charges, étranglée par la fiscalité, contrainte de vendre à perte pour nourrir un pays qui ne veut plus regarder la terre. Car l’État argentin, loin de soutenir ses agriculteurs comme le font ceux du Brésil ou des États-Unis, les punit. Non content de prélever, il décourage. Il installe dans les campagnes le soupçon, l’épuisement et, finalement, l’exil.

German Weiss, agriculteur installé depuis quarante ans dans l’arrondissement de Rivadavia, près de la ville d’America, témoigne devant les caméras d’Odisea Argentina d’un monde devenu absurde. Avec ses mots simples et son accent du campo, il rappelle que l’agriculture moderne n’est ni archaïque ni rudimentaire, mais hautement technologique. Semis direct, génétique végétale, lutte raisonnée contre les ravageurs — voilà le quotidien de ceux qui, malgré tout, refusent d’abandonner. Pourtant, à quoi bon semer, si l’on récolte à perte ?

L’exemple du soja est édifiant. Ce produit, qui représente une part massive des exportations argentines, est ponctionné jusqu’à 33 % de sa valeur. Résultat : là où le Brésil a quadruplé sa production en vingt ans, l’Argentine stagne, croupit, recule. Même les provinces les plus pauvres, comme Formosa ou le Chaco, où l’on pourrait faire éclore une seconde pampa avec un peu de vision, sont laissées à l’état d’avant-développement. Le grand remplacement à l’argentine n’est pas une question ethnique, c’est une destruction anthropologique : on substitue à la culture du travail une culture de la dépendance.

Javier Milei, l’enfant des amphithéâtres libertariens de Buenos Aires, est arrivé au pouvoir en promettant un nettoyage à grande eau. Il a, certes, mis au pas la banque centrale, réduit les déficits, secoué l’administration. Mais sur le fond, concernant l’agriculture, il n’a pas fait sa mue. Les retenciones demeurent. Certaines ont été abolies, çà et là, dans des filières régionales ou peu stratégiques. Geste cosmétique. L’essentiel, le cœur du modèle extractif, reste intact. On continue de voler l’agriculteur pour subventionner la chaume, la population des improductifs mais qui savent encore glisser un bulletin de vote dans l’urne. Villarruel, sa vice-présidente, fille du monde militaire et plus proche des valeurs rurales, aurait pu infléchir la ligne, mais elle a été mise à l’écart par le clan Milei.

Javier Milei prétend que l’Argentine pourra s’enrichir par les cryptomonnaies, les services financiers, l’innovation. Illusion de citadin. L’Argentine n’est pas Dubaï : elle est une nation paysanne, bâtie par des Galiciens, des Piémontais, des Basques, des Allemands de la Volga. Ces gens n’ont pas conquis le désert de la pampa pour vendre des logiciels, mais pour planter, élever, traire, moissonner. En niant cette identité, en l’affamant méthodiquement, on coupe le pays de son propre sol, de son humus.

Il faut écouter Moeller van den Bruck, quand il dit que les nations meurent non par l’épée, mais par le reniement de leur mission historique. L’Argentine, en s’obstinant à saboter sa ruralité, trahit ce qu’elle fut. Elle devient un simulacre de république, incapable d’exporter autre chose que ses pauvres et ses dettes.

Pourtant, rien n’est irrémédiable. La reconquête est possible — et plus que possible, elle est nécessaire. Il ne s’agirait pas d’un miracle, mais d’un simple retour à la raison : abolir les retenciones, restituer au producteur ce qui lui revient, ouvrir les marchés, réparer les routes, rebâtir les silos, tendre les câbles électriques jusqu’aux derniers hameaux. L’Argentine, en moins d’une décennie, doublerait ses exportations, triplerait sa surface productive, ferait surgir de la poussière ces provinces oubliées dont on ne parle plus que lorsqu’il y pleut trop ou pas assez. Elle emploierait des millions de bras là où il n’y a plus que désœuvrement. Elle referait battre le cœur de ses villages. Elle donnerait une raison de rester à ceux qui, aujourd’hui, n’ont d’autre projet que de partir.

Mais cette reconquête suppose une rupture — non pas économique, mais spirituelle. Il faut cesser de voir dans le producteur un rescapé de l’« oligarchie » ou un suspect de richesse mal acquise. Il est le seul, dans ce pays effondré, à produire quelque chose de tangible. Il est l’ultime dépositaire de l’éthique du travail. Le traire, l’humilier, l’abandonner, c’est scier la dernière poutre qui soutient le toit de la maison. Et si cette poutre tombe, alors la nation ne sera plus qu’une ombre errante, une entité juridique sans chair, un fantôme battu par les vents de l’histoire, comme tant d’autres peuples qui ont renié la terre avant de disparaître avec elle.

Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —

Crédit photo : DR
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4 réponses à “Les moissons de la dîme : chronique d’une terre sacrifiée”

  1. Durandal dit :

    Bonjour,

    Est-ce que comme chez nous, il y a une sauvagerie du propriétaire agricole traditionnel envers ses employés ?

    Cdt.

    M.D

  2. Domper catalan français dit :

    Et chez nous c’est mieux ? Un suicide de paysans par jour, des normes qui les étouffent, des salaires ridicules en dessous du Smic, des épouses qui travaillent en ville pour faire survivre la famille, une concurrence mondialiste avantagée contre nos produits ( le Mercosur ), des emprunts bancaires impossible à rembourser, les dangers des sursauts climatiques et le mépris des petits mecs en costume de Bruxelles pour ceux qui nous nourrissent sans aucune  » reconnaissance du ventre  » !!

  3. Raymond Neveu dit :

    OU EST MON COMMENTAIRE?????????????????????????????????????????????????????????????????????????

  4. Raymond Neveu dit :

    S’il y avait eu sauvagerie du propriétaire agricole traditionnel jamais les malheureux exploités de la terre, à tout le moins sur le grand Ouest, n’auraient été chercher leurs propriétaires exploiteurs pour les forcer à se mettre à leur tête! Bien sûr on trouve des variantes en Morbihan on a Cadoudal et Guillemot en Pays de Fouesnant un campagnard, en Léon des campagnards…une page de gloire fut écrite par la Vendée Militaire et par la tenace Chouannerie qu’elle soit bretonne ou normande ou du Maine pour mettre au pas les brigands sans Foi ni Loi de le l’immonde Gueuse!

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