Dans une étude publiée sous le titre La matière de Bretagne vers le continent, Laurent Hablot propose une relecture stimulante du rayonnement continental des récits bretons. S’appuyant sur une approche à la croisée de l’histoire, de l’héraldique et de la littérature médiévale, il revient sur les circulations intellectuelles et culturelles qui ont irrigué l’Europe depuis le noyau breton insulaire.
Hablot, spécialiste des emblèmes et de l’imaginaire médiéval, explore dans ce texte la manière dont les récits de la Table ronde, d’Arthur, de Tristan ou encore de Merlin ont quitté leur berceau insulaire pour imprégner durablement la culture aristocratique du continent, bien au-delà de la seule sphère littéraire.
Des récits à la conquête des cours princières
Loin de se cantonner aux bibliothèques ou aux monastères, la « matière de Bretagne » — ensemble des légendes liées à l’univers arthurien — fut appropriée, adaptée et utilisée par les cours royales et princières pour façonner des identités politiques. En effet, explique Hablot, ces récits offraient un réservoir de symboles et de figures héroïques à même d’incarner la noblesse, la fidélité ou la bravoure, dans une société en quête de modèles.
Le roi Arthur, parangon du roi juste, ou Lancelot, modèle de loyauté et de sacrifice, devinrent ainsi des références mobilisées pour légitimer des ambitions territoriales ou des projets politiques. Ce phénomène s’est accompagné d’une diffusion massive d’objets, d’armoiries, de manuscrits, et même de pratiques chevaleresques puisant à cette source bretonne.
Une matière malléable et instrumentalisée
Ce que souligne Laurent Hablot, c’est la capacité de cette matière à se réinventer selon les contextes. À la cour de Bourgogne, chez les Plantagenêts, ou dans le Saint-Empire romain germanique, les figures arthuriennes furent instrumentalisées pour exprimer tantôt un idéal de chevalerie, tantôt un héritage dynastique mythifié. Le Graal, symbole de quête spirituelle, devint aussi un signe de légitimité du pouvoir ou de mission divine.
Cette appropriation n’est pas neutre : elle implique une lecture politique du mythe. En s’ancrant dans la matière de Bretagne, les puissants du Moyen Âge cherchaient à se rattacher à une filiation imaginaire, perçue comme antique et prestigieuse, à défaut d’être réelle.
L’étude met aussi en lumière un aspect peu connu : le rôle de l’héraldique dans cette expansion culturelle. En analysant les emblèmes, bannières et devises inspirés de la matière arthurienne, Hablot montre comment cette dernière s’est immiscée dans les signes d’identité visuelle des familles nobles européennes. Le lion rampant, le dragon, la croix ou les couleurs associées aux chevaliers de la Table ronde deviennent ainsi des marqueurs d’adhésion symbolique à cet univers mythique.
Un legs toujours vivant
Si la vigueur de ces récits semble s’être estompée avec la modernité, leur empreinte demeure. De la littérature contemporaine aux jeux de rôle, du cinéma aux festivals médiévaux, la matière de Bretagne continue de nourrir l’imaginaire collectif. Mais comme le rappelle Hablot, cette survivance est le fruit d’un long travail de transmission, d’adaptation, de manipulation aussi — preuve, s’il en fallait, que les mythes ne meurent jamais : ils se transforment.
Dans un monde contemporain en quête de racines et d’identité, le succès durable de l’univers arthurien, qui trouve sa source dans la Bretagne historique, montre à quel point la fiction peut nourrir la réalité, et combien la mémoire peut façonner l’histoire.
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