Au bar de l’Océan, au Guilvinec, les conversations vont rarement plus loin que le cours du poisson ou les nouvelles du voisinage. Pourtant, ce mardi de juillet, deux jeunes retraités disaient, non sans passion, leur admiration pour Bienvenue à Gattaca, ce film américain des années 1990 où la naissance naturelle est devenue une anomalie, une sorte de faute sociale. Le protagoniste, enfant d’un amour ordinaire, voit sa vie balisée d’interdits du fait de quelques tares génétiques : myopie, taille modeste, prédisposition à telle ou telle affection. Il devra tricher, endosser l’identité d’un « valide », pour accomplir son rêve, devenir astronaute.
Je laissai filer leur échange en regardant l’écran de mon ordinateur lorsque mes yeux tombèrent sur un article du Washington Post, signé Elizabeth Dwoskin et Yeganeh Torbati. Le titre en lui-même suffisait à susciter le malaise : Inside the Silicon Valley push to breed super-babies. Il s’agissait d’une de ces enquêtes méticuleuses comme les Américains savent encore en produire, décrivant le lent glissement d’un monde libéral vers un monde posthumain. Tout y était : capital-risque, start-up, optimisation génétique, buzzwords philanthropiques, jeunes femmes riches coiffées de casquettes où l’on pouvait lire en lettres roses le mot « BABIES ».
Le cœur de ce monde s’appelle Orchid Health, dirigée par une certaine Noor Siddiqui, enfant prodige du technocapitalisme, boursière de Peter Thiel, complice intellectuelle de Musk et de ses épouses successives. Sa société prétend séquencer l’intégralité du génome embryonnaire à partir de cinq cellules seulement, et déterminer les risques futurs de schizophrénie, obésité, cancers, ou bipolarité. Plus encore, elle établit des scores polygéniques, algorithmes de prédiction permettant de « choisir » le meilleur embryon, selon une grille de données qui ferait rougir un directeur de casting.
Pour les gens de ce monde-là, faire un enfant n’est plus un acte, c’est une décision. Un tableau Excel, une équation probabiliste. Le sexe devient une distraction, la reproduction un projet d’ingénierie. Il y a un embryon A, risque cardiaque de 17 %, mais pas de gène de surpoids. L’embryon B, lui, présente un danger accru de diabète, mais moins de prédisposition à la dépression. On sélectionne, on classe, on pèse. C’est l’eugénisme, bien sûr, mais libéral, éclairé, privé, consenti, donc vertueux.
On peut feindre la surprise, s’indigner mollement ou brandir l’épouvantail d’Hitler, comme le font les moralistes de la dernière heure. Il serait plus utile de se demander pourquoi cette folie avance si rapidement, sans frein, sans opposition sérieuse. La réponse est connue : dans un monde où l’homme est réduit à un capital biologique, tout devient améliorable. Et dans une société qui a renoncé à toute transcendance, il n’y a plus d’enfant reçu, seulement des enfants choisis.
Le philosophe américain Peter Sloterdijk aurait pu voir dans cette dynamique le passage de l’humanisme à la fabrique de soi. Mais je songe ici à un Français : Alain de Benoist, qui dénonçait il y a déjà vingt ans l’alliance mortifère du scientisme et du libéralisme. Pour lui, l’homme occidental moderne ne croit plus en Dieu, mais croit aux données. Il ne prie plus, il calcule. Il ne se sacrifie plus, il s’améliore. C’est ainsi que l’on passe du citoyen au client, du fils à l’algorithme, et du mystère à l’optimisation.
Ce que révèle l’article du Washington Post, c’est que cette mutation est déjà engagée. Elle n’est plus un débat théorique. Des enfants naissent, aujourd’hui, qui ont été sélectionnés sur la base de critères génétiques définis par des entreprises. Certaines, comme Nucleus, financées par Thiel, vont plus loin encore, prétendant évaluer l’intelligence potentielle, la taille adulte, ou la longévité.
Je sais ce que l’on objectera : « Ce n’est qu’une élite californienne, un milieu fermé, cela ne nous concerne pas. » Grave erreur. Ce qui commence dans la baie de San Francisco finit toujours par traverser l’Atlantique. Pas sous la même forme, mais dans le même esprit. Déjà, des mutuelles évoquent des primes différenciées selon le profil génétique. Déjà, des parents, en France, réclament des tests de dépistage élargis avant implantation. Déjà, des bioéthiciens expliquent qu’il serait « irresponsable » de ne pas utiliser ces outils pour améliorer le sort de ses enfants.
Ce monde-là ne viendra pas avec des bottes. Il viendra avec des blouses, des écrans, des promesses de santé, de sécurité, de progrès. Il n’abolira pas la liberté, il l’exaltera jusqu’à l’absurde. Il dira aux pauvres qu’ils sont libres de ne pas optimiser leurs embryons, et aux riches qu’il est rationnel de le faire. Puis il laissera le marché faire le reste.
Alors que faire ? Faut-il crier au danger ? Brandir des lois bioéthiques déjà périmées ? Non. Il faut surtout nommer les choses. Dire qu’il s’agit d’un eugénisme algorithmique. Dire que la naissance devient une sélection. Dire que l’humain n’est plus un donné, mais un produit. Et rappeler, calmement, ce que la civilisation savait encore au siècle dernier : qu’un enfant est un mystère, et que vouloir l’épurer de ses faiblesses, c’est nier son humanité.
À la table d’à côté, l’un des retraités citait un passage de Gattaca : « Il n’y a pas de gène pour l’esprit humain. » Il avait raison, et il buvait du muscadet. J’ai repris une gorgée du mien, en songeant que l’avenir sera peut-être à ceux qui auront su conserver leurs imperfections.
Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —
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Une réponse à “Gattaca n’était qu’un début”
L’ennui naquit de l’uniformité, la connerie n’a pas de gènes, (et pas non plus de plaisir) mais elle se répand parmi les imbéciles prétentieux et les énarques dégénérés .