Trois fleuves pour un continent, ou l’illusion géographique de l’Histoire

Mardi matin, ciel nuageux et température en baisse, je pris place comme souvent au bar de l’Océan, au Guilvinec. Un ami m’avait envoyé, par la grâce d’un fichier PDF, le dernier ouvrage de Robert Winder, Three Rivers: The Extraordinary Waterways That Made Europe (Elliott & Thompson, 304 p., £20), dont la parution est annoncée pour la fin de l’été. J’ouvris le texte en me réchauffant d’un café bien serré, et entrepris d’en parcourir les pages sur l’écran de mon ordinateur.

Les historiens sont des gens graves lorsqu’ils rédigent leur thèse, car c’est là la clef d’entrée dans la profession. Mais, une fois ce passage accompli, il faut bien vivre, et surtout se faire lire. L’historien anglo-américain, plus encore que l’européen continental, affectionne ce genre de compromis : publier de vastes synthèses populaires, souvent appuyées sur une idée géographique, technique ou médicale, où l’on explique le destin des peuples non par leur énergie propre ni par la volonté des grands hommes, mais par le jeu des contraintes physiques ou des hasards du milieu. Cette veine, inaugurée avec sérieux au XXe siècle par Braudel et portée au rang de best-seller par Jared Diamond avec son Guns, Germs and Steel (1997), se poursuit ici.

Diamond, qu’on a beaucoup encensé, montrait déjà comment les plantes, les animaux, les climats pouvaient déterminer la trajectoire des civilisations. Ce type d’explication est séduisant, car il rassure les esprits modernes bien comme il faut : l’histoire serait affaire de géographie, non d’hommes ; affaire de contraintes, non de caractères. La géographie permet d’éviter de regarder ce que l’on ne veut pas voir. Car, à force de gommer l’humain, on refuse de répondre aux questions qui fâchent : pourquoi le Ghana et la Corée, au même niveau de vie en 1957, ont-ils aujourd’hui des destins si divergents ? Pourquoi certaines sociétés stagnent quand d’autres se hissent aux sommets ? La réponse, on le sait, n’est pas seulement dans la terre, mais dans les hommes. C’est ce que la vulgate historique contemporaine se garde bien d’examiner, par peur d’être excommuniée par les gardiens de la bien-pensance.

L’exemple de la Chine et de l’Europe illustre parfaitement ce primat de l’humain sur la matière. La Chine, dès le Moyen Âge, disposait de toutes les inventions nécessaires pour enclencher une révolution industrielle : poudre, imprimerie, métallurgie avancée, ingénierie hydraulique. Pourtant, sa société choisit de ne pas franchir ce pas. L’Europe, pour des raisons qui tiennent à sa culture, à sa vision religieuse du monde, à cette tension prométhéenne qui la caractérise, fit le choix inverse et enclencha la mutation industrielle qui allait bouleverser le globe. Les conditions matérielles, si favorables qu’elles soient, ne suffisent donc jamais à elles seules. C’est la volonté collective, l’imaginaire, l’âme des peuples, qui décident du destin.

Le livre de Winder s’inscrit exactement dans cette tradition. L’idée de relier le destin de trois nations, l’Allemagne, la France et l’Italie, à trois fleuves voisins, le Rhin, le Rhône et le Pô, est élégante, presque poétique. L’auteur tisse ses récits comme si ces cours d’eau formaient une trame invisible de l’unité européenne. Le Rhin, corridor d’échanges et de guerres, transformé par l’ingénieur Tulla au XIXe siècle en artère commerciale ; le Rhône, berceau de la glaciologie, fleuve nourricier mais aussi menace ; le Pô, fleuve de Dante et de la Renaissance italienne. Tout cela s’écrit avec grâce et une certaine érudition.

Pourtant, derrière la fresque séduisante, on sent poindre l’artifice. Car pourquoi ces trois fleuves plutôt que le Danube, artère vitale de l’Europe centrale, ou la Seine, colonne vertébrale de la France royale ? Ces choix relèvent moins d’une logique historique que d’une fantaisie littéraire. L’auteur, d’ailleurs, se garde bien de tirer de ces cours d’eau une leçon tragique sur l’avenir : la fonte des glaciers, l’assèchement des deltas, la disparition des saumons du Rhin. Il préfère, à la manière d’un guide de croisière érudit, faire défiler paysages et anecdotes sans trop heurter les sensibilités.

Nous sommes là devant une limite récurrente de ce type de littérature : il s’agit de séduire le lecteur cultivé sans jamais franchir les bornes du politiquement acceptable. Le monde académique anglo-saxon sait que les critiques du Guardian, du New York Times ou du Washington Post ne pardonnent pas. Alors on se tient sur le fil, on suggère l’importance des fleuves, mais on se garde de toucher à l’essentiel : la réalité des hommes, de leurs passions et de leurs gènes, qui font et défont les empires bien plus sûrement que le tracé d’un cours d’eau.

Au fond, la lecture de Three Rivers amuse et instruit, mais laisse un goût d’inachevé. La géographie, certes, modèle les peuples, mais elle n’explique pas tout. Oswald Spengler nous a appris que les civilisations sont des organismes vivants, portés par une âme collective qui ne se réduit ni aux contraintes de la nature, ni aux commodités du commerce. Les fleuves nourrissent les nations, mais ce sont les hommes qui bâtissent l’Histoire.

Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées

Photo d’illustration : DR
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