Argentine : la trahison au cœur du pouvoir ?

Je lisais ce matin, au bar de l’Océan au Guilvinec, l’éditorial d’un journaliste de Buenos Aires, Ariel Corbat qui se définit comme libéral de droite. Son texte portait un titre qui fend l’air comme un obus : « Et si la traîtresse était Karina Milei ? ». Je levai les yeux de ma tasse et je pensai que cette question, plus qu’une provocation, touchait à l’os du pouvoir : la fidélité et sa trahison.

Car chacun sait que pour les partisans du kirchnérisme, la corruption n’est pas un accident, elle est la substance même du régime. Elle se justifie, elle se pare de mille excuses, elle nourrit ses clientèles, elle tisse son empire. Le scandale ne les blesse pas, il les conforte. On attend du voleur qu’il vole. Mais à l’inverse, ceux qui ont mis leur confiance en Javier Milei l’ont fait au nom d’une promesse morale, celle d’une rupture radicale : eux sont corrompus, nous serons honnêtes. Blanc ou noir, pas d’intermédiaire.

C’est ce pacte moral qui lui donna sa victoire. Après le naufrage du macrisme, l’ultime cartouche semblait perdue. Milei en offrit une nouvelle, trempée dans la pureté de l’éthique. Mais la pureté est une lame fragile : le moindre défaut suffit à la briser. Je me souviens de Juan Carlos Blumberg, ce père meurtri dont la voix remplit les places de Buenos Aires avant de s’éteindre soudain, pour un détail : il s’était dit ingénieur sans l’être. Une peccadille, mais qui fit s’effondrer son crédit d’un seul coup. Ainsi en va-t-il de ceux qui se présentent comme incorruptibles : il ne leur est permis aucune faiblesse.

Le premier signal d’alerte fut l’affaire dite « Libra ». Le président, dans sa fougue, avait accepté de donner sa caution à une cryptomonnaie privée lancée par des aventuriers. Une monnaie de singe, sans loi ni garantie, qui exposait l’État à une escroquerie à ciel ouvert. Le peuple ne l’a pas jugé corrompu, mais imprudent, mal entouré, sans garde-fous. Déjà, le soupçon s’installait : un président vulnérable est un président menacé.

Et voici maintenant qu’un autre dossier éclate, plus funeste encore. Des enregistrements attribués à Diego Spagnuolo, avocat de confiance du président, placé par lui à la tête de l’Agence nationale du handicap, laissent entrevoir un système de pots-de-vin. Dans ce réseau, les laboratoires verseraient leurs oboles à travers un grand laboratoire, et les bénéficiaires ultimes en seraient Eduardo Menem, dit Lule, et Karina Milei elle-même. Dans un de ces enregistrements, Spagnuolo aurait dit au président : « Ils volent. Tu peux fermer les yeux, mais ne m’impose pas ce fardeau. S’il y a un scandale et qu’on m’abandonne, j’ai toutes les conversations avec Karina. »

Pour mesurer la gravité de ces paroles, il faut rappeler qui est Karina Milei. Sœur cadette, confidente absolue, elle est surnommée « La Cheffe ». Sans mandat, sans fonction officielle, elle tient pourtant les clefs de l’agenda, du cercle rapproché, de la stratégie. On dit d’elle qu’elle est le vrai ministre de l’Intérieur. Javier lui voue une dévotion filiale autant que fraternelle. Imaginer qu’elle puisse l’entraîner dans le gouffre, ou pire, le trahir, c’est concevoir l’inconcevable.

L’Argentine a connu d’autres figures féminines au cœur du pouvoir. Eva Perón, qui sans portefeuille ministériel fit trembler des foules entières, ou Isabelita, marionnette tragique victime d’un entourage qui la dépassait. Dans cette lignée s’inscrit Karina, présence d’ombre plus que de lumière, invisible et pourtant redoutée. Elle n’a pas la ferveur d’Evita, mais elle exerce la même puissance d’attraction sur le centre du pouvoir, au point que beaucoup redoutent qu’elle ne devienne, pour son frère, une chaîne de plomb.

Ce qui donne au scandale un tour ignoble, c’est sa matière même : la santé publique. Ces soupçons de corruption se mêlent à une enquête sur des ampoules de fentanyl contaminées, liées à des centaines de morts. Voler est un crime, mais voler sur la vie d’autrui, c’est une abomination. Même dans un peuple endurci, la conscience s’en révolte.

Le président est donc seul, plus seul que jamais. Ou bien il tranche dans sa chair, et il sacrifie sa sœur au nom de la morale qu’il a brandie, ou bien il choisit de la protéger et alors il s’effondre avec elle. Il n’y a pas de troisième voie. Comme l’écrivait Carl Schmitt, l’essence du politique est de discerner l’ami de l’ennemi. Mais parfois, l’ennemi se cache dans le cercle le plus intime, au sein même de la famille.

Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées

Photo : DR

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