Bombardements russes sur Kiev : les leçons oubliées de Bomber Harris

Kiev s’est réveillée dimanche dernier sous le fracas d’une attaque sans précédent, près de huit cents drones russes lancés contre la capitale et ses abords. Pour la première fois depuis le début du conflit, le vaste complexe du Cabinet des ministres a été visé. Des témoins ont vu des flammes dévorer la toiture, des immeubles éventrés, des familles surprises dans leur sommeil. Le bilan officiel fait état de quatre morts et de destructions considérables. L’effet est avant tout symbolique: Moscou veut démontrer qu’elle peut atteindre le cœur du pouvoir ukrainien, là où se décide la survie de l’État.

Cette stratégie n’est pas nouvelle. L’histoire militaire nous en offre un précédent. En 1940, la Luftwaffe pilonnait les aérodromes de la RAF et menaçait d’anéantir la défense britannique. Londres répliqua en envoyant quelques escadrilles bombarder Berlin. Humilié, Hitler détourna son aviation des bases militaires pour se venger sur les villes anglaises. L’Allemagne y perdit l’initiative, et la RAF, sauvée in extremis, put reprendre son souffle. Aujourd’hui, les Russes semblent vouloir provoquer un réflexe comparable: pousser Kyiv à s’égarer dans des frappes de prestige contre Moscou, au lieu de poursuivre la campagne ciblée qui mine réellement la machine de guerre russe.

Car l’Ukraine s’est lancée depuis plusieurs mois dans un matraquage méthodique des infrastructures pétrolières de son adversaire. Dix-sept à vingt pour cent de la capacité de raffinage russe est déjà hors service. Riazan, Volgograd, Syzran, jusqu’au port stratégique d’Oust-Louga sur la Baltique, ont vu leur production réduite ou stoppée. Le résultat est visible: stations-service à sec, rationnements décrétés, prix de l’essence en flèche, et, surtout, détournement des flux d’exportation. Cela signifie que le pétrole brut et les produits raffinés ne peuvent plus transiter par leurs terminaux habituels, modernes, connectés aux pipelines principaux, et doivent être acheminés vers des ports secondaires, plus éloignés, disposant d’installations plus limitées. Chaque baril coûte dès lors plus cher à transporter, chaque cargaison prend davantage de temps, chaque rotation navale devient plus complexe. Cette désorganisation logistique touche directement la capacité russe à maintenir son effort de guerre et à tirer profit de ses exportations énergétiques.

Ces frappes rappellent, par contraste, les campagnes aériennes de la Seconde Guerre mondiale. Les bombardiers alliés, sous l’impulsion de sir Arthur « Bomber » Harris, ne visaient pas les usines, incapables de les viser avec précision, mais les quartiers d’habitation des civils plus faciles à atteindre. L’idée était de transformer les villes en brasiers, de provoquer des tempêtes de feu, d’anéantir le moral d’une nation. Harris l’avait formulé sans ambages: ce n’était pas l’armée ennemie mais la volonté du peuple allemand qu’il fallait briser. Dresde, Hambourg, Berlin devinrent les symboles de cette stratégie de « terror bombing », assumée comme telle par ses concepteurs.

L’efficacité de cette campagne fut d’ailleurs très relative. Les bombardements stratégiques n’eurent d’effet tangible sur l’économie allemande qu’à partir de 1944, et cela au prix colossal de 40 % du budget militaire britannique. Des ressources immenses furent englouties dans cette entreprise, dont l’efficacité reste discutée. Les Allemands, comme les Soviétiques d’ailleurs, avaient choisi de ne pas développer d’aviation de bombardement stratégique, jugée trop coûteuse en hommes et en moyens. L’Ukraine, sans disposer d’une flotte équivalente, parvient avec ses drones à infliger des dommages précis qui, à moindre frais, égalent parfois ceux des bombardiers quadrimoteurs alliés.

En parallèle, un élément tempère l’effet de la guerre aérienne menée par les Russes: comme le Vietnam du Nord en son temps, l’Ukraine bénéficie d’un approvisionnement étranger constant, en armes comme en énergie. C’est cet afflux qui réduit considérablement l’impact des frappes russes sur sa société. On se souvient que, durant la guerre du Vietnam, les bombardements américains perdaient beaucoup de leur efficacité car l’URSS et la Chine alimentaient continuellement Hanoï en matériel et en carburant. Ce n’est qu’en 1972, lorsque Nixon décida de miner les ports du Nord-Vietnam pour interrompre cet approvisionnement vital, que l’effet stratégique des bombardements commença à se faire sentir. Ce parallèle invite à la prudence: la guerre aérienne n’est efficace que si elle coupe réellement l’ennemi de ses sources extérieures de survie.

L’armée russe, quoique nombreuse et mieux équipée, n’a pas su traduire son avantage en percée décisive. Les Ukrainiens, malgré leur infériorité manifeste, résistent avec opiniâtreté et transforment chaque missile, chaque drone, en levier stratégique. Leurs frappes, modestes par le nombre mais redoutables par leurs effets, révèlent une maturité rarement atteinte par une nation en guerre: comprendre que l’économie et la logistique sont les véritables champs de bataille du XXIe siècle.

Il reste pourtant une vérité plus amère. Cette guerre est une monstruosité, une hécatombe qui consume des peuples européens voués par l’histoire et la géographie à partager le même destin continental. La saignée des jeunes générations, la destruction méthodique des villes, la transformation du cœur de l’Europe en champ de ruines, tout cela rappelle que l’Europe se suicide encore une fois sous les applaudissements de ceux qui n’y vivent pas. Carl Schmitt l’avait pressenti: tant que les Européens se laisseront définir par leurs guerres intestines, ils demeureront objets de la politique mondiale et non sujets. Ernst Jünger, lui, voyait dans la technique une force ambiguë, capable de sauver ou de détruire selon qu’elle est mise au service d’un ordre supérieur ou d’une folie collective.

À ces réflexions, il faut ajouter Karl Haushofer, le géopoliticien allemand, pour qui la destinée de l’Europe ne pouvait se concevoir qu’à l’échelle du continent eurasiatique. Haushofer avait compris, bien avant d’autres, que la Russie était un partenaire naturel de l’Allemagne et, plus largement, de l’Europe. Moeller van den Bruck, dans son Troisième Reich, allait plus loin encore en voyant dans la Russie une « Allemagne d’Orient », une sœur spirituelle promise à une symbiose continentale. Ces songes, démentis depuis par les faits, séduisent encore certains esprits en quête d’unité européenne.

Ces visions occidentales de la Russie, idéalisées, oublient souvent la réalité profonde d’un pays continental, asiatique autant qu’européen, imprégné de traditions et de logiques étrangères à l’Occident. C’est là qu’intervient la pensée d’Alexandre Douguine, héritier paradoxal de cette tradition eurasienne: il ne rêve pas d’une Europe réconciliée avec Moscou, mais d’une Russie séparée, dominante, pivot d’un autre monde. Là où les Allemands classiques cherchaient l’alliance continentale, Douguine prône la divergence radicale, la construction d’un ordre où l’Europe occidentale, déchue et soumise, n’aurait plus voix au chapitre.

Cette divergence de visions souligne l’urgence d’une paix solide. Car si l’Europe continue à ignorer la réalité russe, elle risque d’être prise au piège de ses propres chimères. Trouver le chemin d’un dialogue stratégique avec Moscou, notre grand voisin continental, ne signifie pas s’aveugler sur sa différence, mais l’assumer. Faute de quoi, ce siècle ne sera pour l’Europe qu’un long déclin ponctué de convulsions fratricides.

Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées

Photo : breizh-info.com
[cc] Article relu et corrigé (orthogaphe, syntaxe) par ChatGPT. Breizh-info.com, 2025, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine.. 

Cet article vous a plu, intrigué, ou révolté ?

PARTAGEZ L'ARTICLE POUR SOUTENIR BREIZH INFO

5 réponses à “Bombardements russes sur Kiev : les leçons oubliées de Bomber Harris”

  1. gautier dit :

    L’ Europe n’existe pas ! il existe l’Europe de la Hyene ! point, on peut dire ce que l’on veut,l’Europe est sourde ! quand à Poutine si il voulait semer la mort parmi les pauvres gents ce serait des dizaines de milliers de morts, ce n’est pas ce qu’il veut, il a les armes chirurgicales pour faire taire les armes, la preuve sur les merdias, quand il détruit une usine secrète dissimulé parmi les habitations, ils le disent et donne même le nombre de morts en disant »une terrible explosion à eu lieu , tout est détruit, on déplore 2 morts !!! il y a les bons méchants, et les méchant cons, dont certains dirigeants Européens, vous les connaissez bien ! n’est ce pas !

  2. Bernard Plouvier dit :

    Cet article est erronné sur la question de la première frappe
    Dès le 11 mai 1940 (dans la nuit qui a suivi l’accès de Churchill à la fonction de Premier Ministre), la RAF a bombardé des villes allemandes, alors que le 3 septembre 1939, Adolf Hitler avait fait savoir (via les gouvernements suisse et suédois) qu’il n’ordonnerait le bombardement aérien des villes françaises ou britanniques que si les Alliés bombardaient les premiers les villes allemandes.
    La réponse aux provocations de Churchill, n’a débuté qu’en août 1940.
    Pour le reste, l’article est fort bon

  3. Maury dit :

    Quelles sont vos sources quant au pétrole russe ? Pourquoi vos références sont elles toutes allemandes ? Ou avez vous vu une unité européenne ? Comment alimenter kiev et souhaiter la paix ? Les millions d’ukrainiens exilés en audi Q5 sont ils d’opiniatres Patriotes ?

  4. Rycart dit :

    « le vaste complexe du Cabinet des ministres a été visé »
    Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ?
    Le maire de Kiev, Vitaly Klitchko, a écrit sur sa chaîne Telegram qu’un bâtiment gouvernemental avait été endommagé à la suite de la chute des débris d’un drone dans la capitale ukrainienne.
    Grande différence de point de vue !

  5. Pschitt dit :

    Les comparaisons historiques sont souvent aléatoires, au moins dans la mesure où les technologies ont évolué. Les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale ne visaient pas tous à terrifier les populations, certains visaient évidemment à les tuer carrément. Le bombardement de Saint-Nazaire, en plein jour, le 9 novembre 1942, ne cherchait pas à détruire la base de sous-marins (le tapis de bombes n’était pas la bonne méthode pour percer plusieurs mètres de béton) mais à tuer un maximum d’ouvriers de la Navale. Il a aussi été l’une des premières applications de la technique du bombardement en deux vagues à 20 minutes d’écart, pour tuer les gens venus au secours des premières victimes, qui a beaucoup été réutilisée depuis, y compris par des groupes terroristes et par les Russes en Ukraine.

    Il faut noter que les Russes n’ont pas bombardé par air au début de la guerre. Leur grande offensive sur Kiyv dans les premiers jours, un échec total qui leur a coûté au moins mille blindés et un nombre inconnu de parachutistes des brigades d’assaut à Hostomel, visait à « chasser les nazis » d’un pays considéré comme une partie de la Russie : puisque ce territoire était russe, ils n’allaient pas le ravager ! Si Poutine se met à tuer les civils, c’est qu’il en est venu à considérer que non, dans le fond, ces gens ne sont pas vraiment russes ! C’est l’un des grands échecs moraux de sa guerre, avec les crimes de guerre, la violation de plusieurs traités internationaux et le refus massif de la conscription en Russie.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

ARTICLES EN LIEN OU SIMILAIRES

International

Argentine : la trahison au cœur du pouvoir ?

Découvrir l'article

Culture & Patrimoine, Histoire

De Neptune au Vexin : une même fidélité

Découvrir l'article

A La Une, Culture & Patrimoine, Histoire

De Yalta à Kiev : comment l’Angleterre a piégé l’Amérique pour faire tomber la Russie

Découvrir l'article

International

Guerre en Ukraine : Serguei Munier, combattant franco-russe, livre un état des lieux du front et de la guerre des drones

Découvrir l'article

Culture & Patrimoine

Bluesky : quand la gauche s’organise en goulag numérique

Découvrir l'article

Sociétal

Geoffroy de Lagasnerie. La famille ? Non merci, je suis de gauche

Découvrir l'article

Politique

Caroline Parmentier. La marée des subventionnés ne fera pas barrage au peuple

Découvrir l'article

Santé, Social

Saint-Quentin : ce que personne n’a osé dire sur l’affaire des boucheries halal

Découvrir l'article

Politique

Royaume-Uni. Farage ou le retour du réel

Découvrir l'article

A La Une, Politique

Immigration. La stratégie de l’étouffoir : quand débattre devient un crime

Découvrir l'article

PARTICIPEZ AU COMBAT POUR LA RÉINFORMATION !

Faites un don et soutenez la diversité journalistique.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur Breizh Info. Si vous continuez à utiliser le site, nous supposerons que vous êtes d'accord.

Clicky