La nuit s’était posée sur Lechiagat comme un manteau salé, la silhouette de l’élévateur à bateaux avait disparu dans l’obscurité. Au bar des Brisants, les verres s’entrechoquaient mollement, le doux clapotis du port caressait les coques au loin, et l’on parlait bas, comme on le fait sur les quais quand la mer est noire. J’avais sous les yeux le dernier livre de Mathieu Bock-Côté, Les Deux Occidents, De la contre-révolution trumpiste à la dérive néosoviétique de l’Europe occidentale (La Cité). Un pavé dense, écrit d’un trait sûr, par cet homme que les Français ont d’abord découvert sur CNews, au moment même où Zemmour quittait l’antenne pour s’aventurer sur le terrain politique.
Je revois encore ce grand Québécois, massif, courtois, érudit, débarquant naguère sur les plateaux de CNews pour y remplacer le tribun interdit, Éric Zemmour. Il avait la vigueur des polémistes d’autrefois, ceux pour qui la langue française n’était pas un champ de ruines, mais une armure. Sociologue de formation, souverainiste par conviction, catholique par tempérament, il tenait tête à tout le monde, sans hausser le ton. Dans un monde saturé de bavardages, il apportait le poids de la pensée, la lenteur du concept, la gravité du verbe. En France, il a trouvé un public que le Canada lui refusait, et un terrain intellectuel déjà labouré. Car Bock-Côté n’est pas un surgissement, il est une continuité.
Ce qu’il exprime aujourd’hui avec sa verve tranquille, d’autres l’avaient préparé depuis des décennies. Dès 1968, le GRECE, sous l’impulsion d’Alain de Benoist, s’était donné pour tâche de reconstruire une pensée européenne non-conformiste, dégagée des dogmes libéraux et marxistes. Autour de lui, Guillaume Faye, Jean-Yves Le Gallou et tant d’autres avaient compris avant tout le monde que la bataille décisive serait métapolitique. Leurs revues, Éléments, Nouvelle Ecole, furent (et restent) le laboratoire d’une contre-offensive intellectuelle d’envergure.
De ce laboratoire sont sortis des produits « tout publics » que l’on retrouve dans les numéros jaunis du premier Figaro Magazine de Jean-Claude Valla et Henri-Christian Giraud, où se mêlaient culture, mémoire et subversion. La droite française, au contraire de bien des droites européennes, ne s’est jamais contentée de réagir ; elle a pensé. Elle a bâti une doctrine, un lexique, une mythologie. Elle a donné un corps à ce que l’on nomme aujourd’hui, dans les cercles américains, la «dissidence occidentale».
Bock-Côté hérite de cette tradition, sans toujours le dire. Ce catholique québécois, fils d’un peuple longtemps opprimé par la double domination anglo-saxonne et cléricale, parle le langage de ceux qui, en France, ont voulu sauver la civilisation européenne de l’effacement. Chez lui, la foi dans le Christ remplace le paganisme de la Nouvelle Droite, mais le diagnostic est le même : l’Occident (ou l’Europe pour la ND) est entré en décadence par haine de soi, et le salut passera par un retour à l’enracinement.
Son nouveau livre s’inscrit dans cette filiation. Il s’ouvre par une citation de Joseph de Maistre : « Nous avons cru voir un événement, c’était une époque. » C’est à partir de cette clef qu’il lit le phénomène Trump, non comme une anomalie, mais comme la révolte d’un peuple contre le carcan technocratique né en 1989. Là où les observateurs libéraux voient un chaos, lui décèle une contre-révolution : le réveil d’un monde qui refuse d’être administré.
Bock-Côté déploie sa thèse : l’ère du marché et du droit, inaugurée après la chute du mur de Berlin, a engendré un nouvel empire sans visage, celui de Davos et de Bruxelles. Sous prétexte d’unifier l’humanité, on a dissous les peuples. Sous couvert d’émancipation, on a bâillonné les nations. Le «progressisme» européen est devenu une forme de néo-soviétisme moral, plus insidieux que celui d’hier.
C’est en cela que Trump, selon lui, n’est pas un accident, mais une contre-attaque historique. Son élection, puis sa réélection, scellent la fin du cycle ouvert par Clinton et Blair. Trump, écrit Bock-Côté, a mis fin à la «fin de l’Histoire». Il a brisé le charme. Pour la première fois depuis trente ans, un dirigeant occidental a osé s’affranchir des dogmes économiques et des superstitions morales de l’oligarchie globalisée.
La deuxième moitié du livre, d’une lucidité rare, se tourne vers l’Europe. Bock-Côté y dénonce l’hypocrisie de l’«État de droit» érigé en arme politique, l’usage des cours constitutionnelles pour neutraliser la volonté des peuples, l’encadrement du discours au nom de la «lutte contre la haine». Il compare la Commission européenne à une RDA administrative où l’on ne fusille plus les dissidents, mais où on les efface des écrans. Les progressistes, dit-il, se sont mués en gardiens du temple, ou plutôt en gardiens du cimetière.
À le lire, on comprend que la France n’est pas tout à fait l’Europe. C’est le seul pays où un intellectuel comme Mathieu Bock-Côté pouvait trouver un tel écho, parce qu’ici le combat des idées est un héritage vivant. La Nouvelle Droite, le Figaro Magazine, Éléments et toute une lignée de penseurs ont labouré la terre depuis un demi-siècle pour que des voix comme la sienne puissent s’y enraciner. La France, à sa manière, a précédé le Québec dans la contre-offensive spirituelle de l’Occident.
Quand je refermai le livre, la pluie redoublait sur les vitres du bar. Au loin, la mer battait la digue comme un tambour sourd. Je me surpris à murmurer la question que posait déjà De Maistre à la marquise de Costa : avons-nous affaire à un accident ou à une ère nouvelle ? Trump, Milei, Farage, Orbán, ne sont-ils que des météores, ou les premiers visages d’un monde qui revientà lui-même ?
Je n’ai pas la réponse. Mais il me semble que les peuples recommencent à parler, et qu’au-dessus des slogans, on entend déjà bruire les mots d’un autre âge : souveraineté, vérité, civilisation. Bock-Côté, lui, ne tranche pas. Il observe, avec ce calme froid des Québécois qui savent que l’hiver peut durer.
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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