Je lisais ce matin, sur mon téléphone, l’entretien que Steve Bannon vient de donner à Carson J. Becker. Je marchais sur la dune de Léchiagat, ce mince cordon de sable qui sépare le village de l’océan. Le vent soufflait d’ouest, la mer montait. Un peu plus loin, sur l’autre rive de la ria, le port du Guilvinec s’éveillait dans l’odeur d’iode et de gasoil. La lecture d’un texte pareil, à cet endroit, prend une saveur particulière. L’homme dont il est question, ancien officier de la marine américaine devenu idéologue du populisme mondial, parle de géopolitique avec les mots d’un marin et la gravité d’un stratège. Il y a chez lui cette manière de sentir le monde en courants, en masses, en flux, et non en slogans.
Steve Bannon vit aujourd’hui à Washington, sur la côte Est, non loin du Potomac. Il y anime chaque jour son émission War Room, suivie par des millions d’Américains de la mouvance MAGA, l’acronyme de Make America Great Again. Autour de Donald Trump, nul n’exerce une influence intellectuelle comparable. Il n’est plus conseiller officiel du président, mais il en reste le théoricien, le constructeur d’une vision, presque d’une mythologie. À la différence de beaucoup de populistes européens, Bannon n’est pas un provocateur de plateau, c’est un penseur organisé. Ancien banquier, diplômé de Harvard, réalisateur de documentaires, ancienne âme stratégique du site Breitbart News, il fut, durant les premiers mois de la présidence Trump, le principal artisan de la rupture avec l’ordre mondial hérité de 1945. Depuis, il poursuit la bataille sur les ondes, dans les livres et dans les têtes.
Son entretien dans Compact est d’une densité rare. Bannon y parle comme on trace une carte. Il décrit ce qu’il nomme «l’empire américain», non pour l’exalter, mais pour en diagnostiquer la fatigue. À ses yeux, la structure née de la victoire de 1945 repose sur quatre «nœuds» géopolitiques : l’Europe occidentale, le Proche-Orient, l’Asie orientale et les mers du Sud. Dans chacun, commerce, capitaux, culture et sécurité s’entrelacent sous garantie militaire américaine. L’ensemble fut longtemps rentable pour les élites, ruineux pour le peuple. Les classes laborieuses, dit-il, paient pour la sécurité du monde entier, tandis que leurs emplois s’évaporent dans les traités de libre-échange. L’empire ne protège plus : il saigne son cœur.
C’est de là qu’est née, selon lui, la révolte trumpiste : non pas un caprice d’électeurs ignorants, mais une réaction de survie d’un peuple trahi par ses propres élites. «Globalisation et maximisation de la valeur pour l’actionnaire», répète Bannon, «voilà les deux dogmes de l’Amérique d’après-guerre.» Lui s’en réclame plus, il les dénonce. Son objectif est de rompre avec cette foi économique devenue religion, pour replacer la souveraineté au centre du politique.
Son langage reste celui d’un marin. Il parle de «Hemispheric Defense», c’est-à-dire d’un système défensif global s’étendant du Groenland au canal de Panama, et du Pacifique jusqu’à la troisième chaîne d’îles qui barre la route à la Chine, de Taïwan à Guam. Cette architecture, héritée de Mahan et de Mackinder, il la transpose dans le présent : pour survivre, dit-il, l’Amérique doit redevenir une puissance continentale et maritime à la fois, protégée sur ses marges, maîtresse de ses échanges, libre dans sa stratégie. C’est une pensée de géographe, non d’idéologue. Là où les intellectuels européens spéculent sur l’identité, Bannon raisonne en termes de routes, de ports et de barrières naturelles.
Lorsqu’il évoque «la guerre de douze jours», il parle d’une opération éclair menée en 2025 contre l’Iran, une campagne aéronavale décisive, conduite avec des missiles de croisière des années 1970. Ce passage en dit long sur son esprit : il valorise l’économie des moyens, la décision rapide, la précision plus que la surenchère. Chez lui, la géopolitique conserve la rigueur d’un plan de navigation. On reconnaît là la marque de l’officier formé à la patience du large, à la conscience du temps long, à la lecture du monde comme d’une carte marine.
Sa vision, pourtant, ne se réduit pas à la géostratégie. Bannon parle aussi d’économie et de société avec la même idée fixe : la reconquête du réel par les peuples. Il attaque la Silicon Valley, qu’il accuse de vouloir abolir la nation au profit de réseaux d’intérêts privés. Les «tech bros», dit-il, «ne croient pas en la patrie, ils croient en l’éternité.» Pour lui, l’intelligence artificielle, la sélection génétique, la robotique, ne sont pas des outils neutres mais des instruments de domination. Cette technocratie sans morale, il la compare au modèle du Parti communiste chinois, mais il ajoute aussitôt que nos propres élites l’ont copié. «Le pouvoir privé s’est fondu dans le pouvoir d’État», explique-t-il, «et cela doit être brisé.» C’est le combat antitrust, l’autre front du bannonisme : démanteler les oligopoles, disperser la puissance, libérer le travail et l’entrepreneuriat de la rente financière. En cela, il se dit «néo-Brandeisien», du nom du juge Louis Brandeis, théoricien de la lutte contre les monopoles au début du XXᵉ siècle.
Les conservateurs européens, en comparaison, paraissent de modestes moralistes. Ils défendent la famille, les coutumes, parfois la langue, mais oublient la dimension de puissance. Bannon, lui, unit le social et le stratégique, l’usine et la flotte. Il est à la fois gaullien et hamiltonien, catholique et entrepreneur. Là où la droite française se contente de s’indigner, il organise la reconquête intellectuelle. Et dans cette cohérence, il faut reconnaître une supériorité : celle d’une droite américaine devenue doctrine d’État, quand la nôtre n’est plus qu’une sensibilité.
Il parle sans haine, mais sans feinte douceur. Certains le décrivent comme un «tambour de guerre», image commode mais fausse. La guerre, pour lui, n’est jamais un cri, c’est une structure. Ce qui l’anime, c’est la conscience que les civilisations ne meurent pas d’ennemis extérieurs, mais de désordre intérieur. Et sa pensée, qu’on la partage ou non, a le mérite d’affronter ce désordre avec des outils concrets : frontières, production, souveraineté, morale publique.
Pourquoi mieux connaître Steve Bannon ? Parce qu’il incarne, avec ses excès, la tentative la plus cohérente de réarmer spirituellement le politique occidental. Derrière la rhétorique du Make America Great Again, il y a une philosophie : celle du retour à la puissance, non pour dominer, mais pour exister. Et quand je referme l’entretien, face à l’océan gris, j’y entends un avertissement qui nous concerne aussi : si l’Europe continue de fuir le tragique du monde, d’autres en traceront la carte à sa place.
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
Crédit photo : Wikipedia
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