Je lis les journaux du matin au bar des Brisants, ce café tourné vers le port où les chalutiers rentrent à l’heure du goûter des enfants et où le vent du large emporte les conversations. En feuilletant le Figaro, je suis tombé sur une image vieille de cinquante ans : la Marche verte. J’avais alors dix-sept ans, et je m’en souviens comme d’un film au ralenti. Novembre 1975. À la télévision, sur une des chaînes d’État, on voyait ces centaines de milliers de Marocains avancer dans le sable, le coran dans une main, le drapeau dans l’autre, vers un horizon d’or et de silence. Cette procession de civils, ordonnée comme une armée, portée par la foi et la volonté d’un roi, avait la beauté calme des grands commencements.
Cinquante ans plus tard, la boucle se referme. L’ONU, par sa résolution du 31 octobre, a jugé que l’autonomie du Sahara occidental au sein du royaume marocain constituait la voie « la plus réaliste » pour une paix durable. En une phrase, le Conseil de sécurité a reconnu la victoire d’une politique de patience, d’une intelligence du temps. Le Maroc n’a pas gagné par les armes, il a gagné par la durée.
Cette victoire n’a rien d’un miracle : elle est le fruit d’une stratégie de constance, d’une fidélité à soi-même dans un monde changeant. Alors que l’Algérie se nourrissait de ressentiment et d’imprécations, Rabat cultivait le dialogue, l’économie, la diplomatie. Ce n’est pas un hasard si Mohammed VI, héritier d’Hassan II, a préféré le labeur à la grandiloquence. Il a compris, comme jadis son père, que l’histoire du Maroc est un long fleuve détourné par la patience.
Je me souviens du ton d’Hassan II dans ses entretiens : voix douce, regard d’acier. Il disait à Jean Daniel, au lendemain de la Marche verte : «Après la “Marche verte”, j’ai dit à mon fils : “Écoutez, si vous savez vous y prendre, je vous ai donné un siècle de tranquillité.” » Ce siècle a commencé à porter ses fruits. Pendant que les régimes arabes s’effondraient dans la fureur et les printemps sans lendemain, le Maroc consolidait ses institutions, modernisait son économie, et plaçait lentement ses pions sur l’échiquier international.
En face, l’Algérie est restée prisonnière de son passé. Sa diplomatie, fondée sur la mémoire de la colonisation, s’est muée en machine à humilier et à accuser. Ce pays qui aurait pu être un phare africain s’est recroquevillé dans la rancune, comme s’il craignait que le monde aille mieux sans lui. Sa politique étrangère ne vise pas le progrès, mais la vengeance. Le ressentiment y est devenu un mode de gouvernement, un opium collectif. Les dirigeants d’Alger parlent comme s’ils vivaient encore sous De Gaulle, et se conduisent comme si chaque victoire marocaine était une offense personnelle.
Cette divergence de tempérament explique la trajectoire des deux nations. L’une bâtit, l’autre ressasse. L’une s’ouvre, l’autre s’enferme. L’une avance par diplomatie, l’autre s’immobilise par idéologie. Ce contraste éclate aujourd’hui aux yeux du monde, dans le sillage de la résolution onusienne. Le Maroc, par son habileté tranquille, récolte ce que l’Algérie a refusé de semer.
Il faut dire que Rabat n’a pas seulement su convaincre Washington : il a su rallier l’Europe, et d’abord les pays de la Méditerranée. L’Espagne, ancienne puissance coloniale, a reconnu la réalité du terrain ; l’Italie, attentive à ses intérêts énergétiques, voit dans le Maroc un partenaire stable et sûr ; et la France, enfin, revient lentement de ses illusions. Emmanuel Macron, après avoir caressé l’idée d’un « mariage à trois » avec Alger et Rabat, a fini par comprendre qu’on ne bâtit pas une politique étrangère sur la flatterie des rancunes.
Il est temps, pour Paris, de poursuivre cet aggiornamento diplomatique. Les relations avec Alger doivent être remises à l’endroit : plus de capitulations répétées, plus de repentance servile, mais de la fermeté, de la justice, et ce respect calme que seuls les peuples lucides inspirent. La France doit parler à l’Algérie comme à une nation adulte, non comme à une plaie qu’elle continue de panser en silence. Le Maghreb a changé ; la diplomatie française doit cesser de se comporter comme si elle en était encore le tuteur embarrassé.
À l’heure où l’Espagne et l’Italie consolident leurs positions en Méditerranée, il serait fatal que Paris s’abandonne à sa mauvaise conscience. L’équilibre du Sud se joue désormais entre des États souverains, non entre d’anciennes colonies et d’anciens maîtres. Le Maroc l’a compris avant tous : le monde appartient à ceux qui savent durer, non à ceux qui réclament.
Je regarde la mer battre les quais du port. Le Maroc a gagné sans guerre, avec une vertu que les peuples du désert partagent avec ceux de la mer : la persévérance. Comme aurait pu l’écrire Jünger, « la patience est une forme de courage ». Et c’est peut-être là, dans cette endurance tranquille, que se trouve la plus haute forme de sagesse politique.
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées