Esclavage : les vérités que Libération refuse obstinément de voir

J’écris ces lignes au bar des Brisants, à la pointe de Lechiagat, non loin du grand élévateur à bateau bleu qui, par la grâce quelque peu risible des temps présents, passe pour une œuvre d’art moderne, alors qu’il n’est sauvé de l’inanité que par l’usage que les marins en font. Le vent du matin se glisse entre les coques, aiguisant l’esprit comme un couteau de pêche affûté sur la pierre. Ce souffle vif oblige à regarder les choses en face, sans l’enrobage généreux dont se parent, trop souvent, les journaux de Paris. Peut-être est-ce ce vent-là qui m’a rendu si sensible à l’article de Libération consacré à une réunion d’Afro-descendants en Amérique, sous l’œil attendri de Christiane Taubira.

C’est frappant de voir cette dame, qui refusa longtemps d’évoquer la traite islamique afin de ne pas «traumatiser» les jeunes afro-musulmans de banlieue, venir aujourd’hui pontifier sur les mémoires douloureuses, comme si son silence d’hier n’était qu’un détail sans importance. À l’époque déjà, elle s’était appliquée à brosser l’histoire dans un seul sens, repoussant dans l’ombre les pans entiers qui ne convenaient pas au récit moral qu’elle entendait ériger.

À la lecture de Libération, quelque chose dérange davantage encore: ce glissement lexical et mental par lequel les descendants d’esclaves ne se perçoivent plus comme Noirs mais comme racisés, c’est-à-dire définis non par ce qu’ils sont, mais par la manière dont ils supposent être vus. Une identité devenue reflet d’un reflet, conscience incorporée du regard d’autrui. On dirait, pardonnez l’image, qu’il s’agit de personnes convaincues d’être peintes en noir comme des Schtroumpfs le sont en bleu par un pinceau extérieur, oubliant qu’elles possèdent une identité propre, antérieure à la perception supposée de l’homme blanc. C’est là un vertige discret, mais profond, une forme de haine implicite de soi, que l’on masque sous la revendication identitaire.

Tout au long de l’article, les poncifs de la vulgate victimaire se succèdent. On y affirme que les Noirs sont relégués dans les quartiers pauvres par la méchanceté de la société blanche, que la police ne les surveille que par cruauté raciale, que leur pauvreté n’est jamais que la conséquence du colonialisme, et jamais le fruit de dynamiques internes, de choix, de comportements, de réalités sociales parfois rudes. Une causalité unique, presque mécanique, où tout procède d’un oppresseur éternel, d’un Blanc omniprésent, qui explique tout, dédouane tout, justifie tout. Ce discours, je l’avais entendu jeune, à Buenos Aires, parmi les militants populistes qui trouvaient toujours un autre à blâmer pour ne pas affronter leurs propres responsabilités. Les tribus modernes n’ont pas changé, seules leurs couleurs varient.

Un passage de l’article s’impose pourtant comme pièce maîtresse de la liturgie mémorielle. Libération écrit que Christiane Taubira, je cite, «dit avoir découvert l’histoire de l’esclavage et la traite par hasard. La violence de cette découverte lui a fait comprendre la nécessité de créer un cadre officiel de reconnaissance. En 2001, elle fait adopter en France une loi historique désignant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité» .

Passons sur l’idée qu’une élue de la République puisse «découvrir» l’esclavage par hasard. Le plus inquiétant réside ailleurs. Car cette loi fut élaborée en escamotant volontairement un élément majeur: l’universalité de l’esclavage, et la responsabilité écrasante des traites orientales et africaines.

Or les faits sont têtus. Et les faits sont européens.

Ce sont les Européens qui, les premiers au monde, condamnèrent l’esclavage au nom d’un principe moral universel. Isabelle la Catholique interdit dès 1503 la mise en esclavage des Indiens, affirmant que «ces peuples sont libres». Charles Quint renforça encore cette interdiction dans les Nouvelles Lois de 1542. Au XVIIIe siècle, les Anglais, loin des caricatures actuelles, menèrent la première croisade abolitionniste structurée de l’histoire, grâce à Wilberforce, Clarkson, Sharp et la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade. En 1807, ils abolissaient la traite; en 1833, l’esclavage lui-même. La Royal Navy, dans l’une des plus vastes opérations humanitaires jamais entreprises, traqua ensuite pendant des décennies les négriers de toutes les nations.

Pendant ce temps, la traite orientale prospérait. Aucun calife, aucun sultan, aucune école juridique musulmane n’abolit l’esclavage. En Afrique de l’Est, les razzias arabes dévastaient les régions du Soudan, de Tanzanie, du Mozambique. Bernard Lewis, Ralph Austen, Tidiane N’Diaye, et plus récemment Patrick Villiers pour les traites atlantiques, ont documenté l’ampleur colossale de cette traite. Une traite portée par des États africains militarisés pour capturer les esclaves vendus ensuite aux Européens, comme l’a bien montré Villiers, et une traite orientale où la castration systématique expliqua l’absence presque totale de descendance visible aujourd’hui.

La Mauritanie abolit officiellement l’esclavage en… 1981, sans que la pratique disparaisse. L’Arabie saoudite attendit 1962. Aucun équivalent des abolitions européennes n’émergea de l’islam classique. Aucune doctrine, aucune révolution morale intérieure.

Voilà ce que Taubira passa sous silence.

Voilà ce que Libération continue de taire.

Le reste de l’article ressemble à une hagiographie. À Salvador de Bahia, nous dit-on, Christiane Taubira est accueillie comme une icône. On l’embrasse, on la photographie, on la remercie en pleurant. Libération s’extasie, comme si la dignité historique consistait à s’agenouiller devant une mémoire unijambiste. On oublie que cette ferveur n’est pas une pensée, mais un culte, et que l’histoire, lorsqu’elle se transforme en liturgie, cesse d’être une science pour devenir un rite.

On parle du «droit à la ville», comme si l’intégration dans l’espace urbain dépendait d’un décret moral; on dénonce la «criminalisation de la pauvreté», comme si la violence, les trafics, les réseaux, n’existaient pas. On fabrique un monde où la responsabilité n’est jamais interne, jamais partagée, jamais adulte. C’est là que l’on mesure combien la mémoire dévoyée produit une politique de l’infantilisation.

Je songe alors à Pierre Verger, resté soixante ans à Salvador. Lui savait ce que Libération ne sait pas: qu’une mémoire amputée ne guérit jamais. Et je songe à Spengler, qui pensait que «la vérité n’est jamais une convenance, mais une puissance». Nous vivons dans une époque où les convenances tiennent lieu de boussole.

Le vent tourne encore sur Lechiagat. Il balaie les illusions comme il balaye les nuages bas qui traînent au-dessus des coques fatiguées des bateaux. Il rappelle que la vérité historique a la force du granit, et que toute tentative de la réduire finit par se briser contre elle. Il rappelle aussi, avec une ironie douce, que ce ne sont pas toujours les plus bruyants qui honorent la mémoire, mais ceux qui osent regarder le passé en face, dans sa totalité, sans trembler devant ce qu’ils y trouvent.

Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
[email protected]

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
[cc] Article relu et corrigé par ChatGPT. Breizh-info.com, 2025, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine
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