Au bar des Brisants, à la pointe de Lechiagat, le vent s’engouffre toujours quand quelqu’un pousse la porte. Assis le long du mur, face à l’entrée, je regarde les allées et venues tout en tournant les pages d’un journal que je n’achète presque jamais, Libération. Je l’ai pris ce matin à la maison de la presse du Guilvinec, car la une consacrée à Jordan Bardella a capté mon regard. On n’est jamais mieux renseigné sur un camp que par ses adversaires, surtout lorsqu’ils sont obsessionnels.
Et Libération l’est, obsessionnel. Depuis près d’un demi-siècle, le quotidien de gauche consacre une énergie considérable à traquer, analyser, disséquer ce qu’il appelle l’extrême droite, avec une constance qui confine souvent à la fixation. Cette fois, il dresse un long portrait de Jordan Bardella, président du Front national. Un portrait à charge, naturellement, mais aussi, paradoxalement, l’un des plus instructifs que le journal ait publiés depuis longtemps. En cherchant à semer la zizanie, Libération éclaire, presque malgré lui, les lignes de fracture réelles qui traversent aujourd’hui le mouvement national.
Le journal décrit un Bardella obsédé par le contrôle de son image, entouré d’un petit commando de fidèles, méfiant, verrouillant la communication, soucieux d’éviter la moindre faille médiatique. L’intention est transparente, suggérer un personnage fabriqué, creux, une surface sans profondeur. Et pourtant, à mesure que l’enquête avance, un autre portrait se dessine. Celui d’un homme qui s’est construit en réaction directe à ce que Libération décrit chez Marine Le Pen, l’exhibition de l’émotion, la confidence permanente, la politique vécue comme une chronique intime.
Car c’est bien Marine Le Pen que le journal éclaire en creux. Libération note, parfois avec une cruauté involontaire, combien la patronne historique du Front national s’est peu à peu enfermée dans un opportunisme méthodique. Une femme sans colonne vertébrale idéologique propre, non par calcul, mais par imprégnation. Marine Le Pen pense la politique comme la télévision pense la vie. Ses idées sur la société, sur les mœurs, sur les rapports humains ne procèdent pas d’une doctrine ni d’une réflexion structurée, elles sont le reflet fidèle de l’imaginaire télévisuel dominant, celui des séries du soir, de Plus belle la vie aux journaux de vingt heures. Elle ne formule pas une vision du monde, elle reconduit un décor mental déjà prêt. Cette absence de pensée autonome n’est pas feinte, elle est sincère. Elle rend possibles tous les accommodements, toutes les compatibilités apparentes, parce qu’elle épouse spontanément le sens commun fabriqué par l’écran.
Le portrait laisse aussi apparaître, sans jamais le formuler clairement, le gauchissement économique du marinisme. Étatisme colbertiste, fibre sociale hypertrophiée, méfiance instinctive envers toute approche libérale, fascination persistante pour l’État-protecteur. Autour de Marine Le Pen gravitent des figures issues d’anciens appareils déchus, Jean-Philippe Tanguy venu de Dupont-Aignan, Sébastien Chenu passé par l’UMP, autant de trajectoires qui expliquent ce républicanisme tardif, figé, presque muséal.
Plus grave encore, et Libération le suggère sans jamais l’assumer frontalement, Marine Le Pen ne voit aucune incompatibilité fondamentale entre l’islam et la République. Non par conviction profonde, mais par refus obstiné de toute démarche identitaire. L’identité est pour elle un terrain miné, à éviter, à dissoudre dans la procédure, le droit et l’abstraction juridique. Ce refus n’est pas tactique, il est structurel. Il signe l’abandon de toute lecture civilisationnelle du conflit qui traverse aujourd’hui la France. Cette cécité tient peut-être à quelque chose de plus intime et de plus profond. Marine Le Pen est mère de trois enfants, mais elle a toujours tenu cette dimension à l’écart de sa vie publique, comme si la maternité ne devait surtout pas structurer sa vision du monde. On ne défend une civilisation que si l’on se sent dépositaire de quelque chose à transmettre. Or, chez elle, la transmission semble avoir été réduite à la portion congrue dans le discours comme dans l’imaginaire politique. Autour d’elle gravitent des hommes qui, pour beaucoup, ont contesté, nié ou dissous leur propre paternité, et qui vivent la politique comme une jouissance de l’instant, non comme un travail patient pour préserver et transmettre un héritage. Ils ne pensent pas en termes de générations, parce qu’ils ne les fabriquent pas, ou n’en veulent pas. Une civilisation que l’on ne prolonge pas dans la chair devient vite une abstraction administrative, et c’est peut-être là, plus que dans les discours, que se joue la véritable impuissance du marinisme.
Jordan Bardella appartient à un autre monde. Libération s’inquiète de son opacité, de son sang-froid, de sa capacité à couper les liens sans états d’âme. En réalité, il incarne une génération qui n’a pas connu les illusions des années 1990 ni les accommodements du début du siècle. Une génération pour laquelle les mots souveraineté, identité, peuple ne sont plus des archaïsmes embarrassants, mais des évidences politiques. Bardella comprend mieux que sa patronne les lignes idéologiques qui traversent aujourd’hui la jeunesse européenne.
Les débats qui agitent les droites occidentales ne lui sont pas étrangers. La remise en cause de l’universalisme abstrait, la critique de l’État obèse, la réhabilitation du conflit politique irriguent sa vision. Son souverainisme est plus charnel, moins administratif. Son rapport à l’économie est plus libéral, moins social, moins étatiste. Cette différence se lit dans les entourages. Là où Marine Le Pen s’appuie sur des professionnels de la politique issus d’anciens partis, Bardella s’entoure de jeunes cadres formés hors des appareils traditionnels, parfois aux franges les plus radicales du paysage politique. Même policés par l’exercice du pouvoir, ils conservent quelque chose, une dureté, une cohérence, une vision du monde que l’entourage mariniste a perdue depuis longtemps.
Libération croit affaiblir le Front national en soulignant ces tensions. Il se trompe. Il en dévoile la dynamique réelle. Depuis cinquante ans, le quotidien tente d’enrayer l’ascension du mouvement national. Depuis cinquante ans, il échoue. Et cet échec répété en dit long sur la profondeur du phénomène qu’il combat.
Aujourd’hui, Bardella bénéficie de circonstances favorables, y compris d’un soutien financier et médiatique considérable, que Libération détaille avec gourmandise. Ce serait une erreur de s’en tenir à cette surface. Ce déplacement médiatique n’est pas anecdotique. Il dit quelque chose de plus profond, presque anthropologique, du chemin parcouru par le Front national en une génération.
Il faut mesurer ce chemin à travers une comparaison que Libération n’oserait jamais faire, mais qui s’impose d’elle-même. Jean-Marie Le Pen, marginalisé, diabolisé, rejeté hors du champ légitime, finissait par fréquenter Dieudonné, petit satan saltimbanque, figure d’un contre-monde ricanant où se retrouvaient ceux que la République avait décidé de chasser. Jordan Bardella, lui, dîne avec Cyril Hanouna. Entre ces deux scènes, deux générations et tout un basculement géopolitique. Le vieux chef, relégué aux marges, trouvait refuge chez les infréquentables. Le jeune président du Front national, rentré dans le giron majoritaire, fréquente l’un des hommes de télévision les plus populaires de France, lui-même passé du gauchisme pavlovien de son milieu d’origine au rejet des diktats de la gauche bien-pensante, passée sans vergogne de l’antifascisme au philo-islamisme. Ce déplacement dit plus que mille analyses, la droite nationale n’est plus cantonnée aux caves, elle circule désormais dans les salons, et ce que la gauche appelait jadis la transgression est devenu, presque à son insu, la norme culturelle dominante.
Cette normalisation n’est pas sans conséquence. Elle accentue mécaniquement les tensions internes, car elle oblige à choisir une ligne. La rivalité entre Marine Le Pen et Jordan Bardella n’est pas une querelle d’ego. Elle est le symptôme d’un choix politique à venir. Maintenir le Front national dans une ligne molle, républicaine, étatiste, sans ossature idéologique, ou accepter un retour vers une ligne plus moderne, plus identitaire, plus cohérente avec le basculement intellectuel amorcé depuis 2022 par Éric Zemmour et, qu’on le veuille ou non, par Reconquête.
Ce choix dépasse le cadre français. Toute l’Europe est travaillée par la même fracture. Des droites rassurantes, étatisées, parlant la langue de leurs adversaires, s’opposent désormais à une génération plus jeune, plus rude, qui a compris que la souveraineté sans identité n’est qu’un décor administratif. Libération, en croyant disséquer un simple duel de personnes, décrit en réalité un basculement continental.
Au bar des Brisants, je replie Libération et le pose sur la table. Dehors, par delà la digue, la mer est grise, sans fard. Elle ne se laisse pas impressionner par les portraits à charge ni par les manœuvres de salon. La politique, comme l’océan, finit toujours par imposer ses lois. Et ceux qui croient pouvoir arrêter la houle à coups d’articles découvrent un jour qu’ils n’ont fait que mieux en dessiner les vagues.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
[email protected]
[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.
4 réponses à “Bardella, Marine et les aveux involontaires de Libération”
Intéressante analyse. Peut-être un peu forcée ? Libé est une lecture à consommer avec modération…
Pour rappel le « front national » n’existe plus. Le nouveau parti, que cela plaise ou non, s’appelle le « Rassemblement National « . Les mots ont un sens. Vous le savez et il véhicule d’autres idées
« Toute l’Europe est travaillée par la même fracture. Des droites rassurantes, étatisées, parlant la langue de leurs adversaires, s’opposent désormais à une génération plus jeune, plus rude, qui a compris que la souveraineté sans identité n’est qu’un décor administratif. »
C’est juste !
et « Une civilisation que l’on ne prolonge pas dans la chair devient vite une abstraction administrative »
C’est très juste aussi. Vivement que Bardella ait des enfants. Sarah Knafo et Marion Maréchal ont cet atout incontestable.
Seul(e)s les jeunes ont le pouvoir de renverser la table…les autres comprennent que leur gamelle finirait par terre alors, ne nous emballons pas…on prend les mêmes et on garde nos sièges !