Dans ma cuisine bretonne, à l’heure où la lumière décline et où le vent commence à longer les murs comme un vieux compagnon, je débouche une bouteille de vin chilien, un vin sombre, presque austère, longtemps tenu dans l’ombre avant de retrouver sa place, il dit quelque chose du Chili, de sa retenue et de sa persévérance. Sur la télévision argentine, relayée par mon ordinateur par fidélité plus que par habitude, défilent les images de la visite de José Antonio Kast à Buenos Aires, accueilli par Javier Milei. Le geste est sobre, presque silencieux, mais il est lourd de signification. La première visite du futur président chilien ne se fait ni à Washington ni à Bruxelles, mais de l’autre côté de la cordillère, chez ce voisin avec lequel le Chili entretient une relation ancienne, faite de proximité et de méfiance, chargée de comptes tacites non soldés.
Pour en mesurer la portée, il faut se souvenir que Chiliens et Argentins n’ont pas toujours été des nations distinctes se toisant à distance. Il fut un temps où ils se pensaient comme des compatriotes, appartenant à une même patrie. Lorsque la nouvelle de la défaite infligée aux Anglais venus envahir le Rio de la Plata, le 7 juillet 1807, parvient à Santiago du Chili, l’enthousiasme est général. La population descend dans la rue, les autorités se joignent à la liesse, et l’on célèbre à l’unisson la victoire remportée à Buenos Aires contre l’ennemi héréditaire. Sur le cénotaphe élevé à la mémoire des morts de la capitale du Plata, les édiles chiliens font graver une inscription latine louant les mérites des Porteños tombés pour la Patrie. Cette patrie, comme l’a rappelé l’historien Juan Carlos Caravaglia, est alors la patrie espagnole, commune aux habitants de Santiago et aux rives du Rio de la Plata.
Cette communauté aurait pu survivre. Elle s’est dissoute dans les indépendances régionales à partir de 1810. Les liens avec l’Europe sont rompus, mais l’unité continentale se brise à son tour, sacrifiée à des égoïsmes locaux et à des intérêts immédiats. Le résultat est connu et demeure l’une des grandes tragédies de l’Amérique australe. Des hommes que tout rapprochait, la foi, la langue, la culture, les origines, l’héritage politique le plus récent, vont progressivement se tourner le dos. La cordillère des Andes, simple contrainte géographique séparant deux régions d’un même ensemble, se transforme en quelques années en une muraille, derrière laquelle se développent des sociétés de plus en plus antagonistes, nourrissant des nationalismes étroits, parfois stériles, d’autant plus âpres que l’autre est souvent le reflet de soi-même.
De cette fracture originelle naît le long conflit des limites qui oppose l’Argentine et le Chili du milieu du XIXᵉ siècle jusqu’au traité de 1881, depuis la fondation du premier point d’appui chilien dans le détroit de Magellan jusqu’à la fixation de l’essentiel des frontières. Les épisodes ultérieurs n’en sont que les prolongements. La crise du Beagle, lorsque les deux pays furent au bord de la guerre à la fin des années soixante-dix, la blessure ouverte par la guerre des Malouines et l’alliance de fait entre Santiago et Londres, les susceptibilités ravivées par des incidents apparemment mineurs, comme l’affaire récente des panneaux solaires installés de quelques mètres au-delà de la frontière en Terre de Feu, s’inscrivent tous dans cette mémoire longue.
L’asymétrie des réactions à ce dernier épisode est révélatrice. En Argentine, l’affaire fut traitée comme une maladresse technique, rapidement corrigée. Au Chili, elle provoqua une émotion politique et médiatique disproportionnée à son importance réelle. Cette différence de perception dit beaucoup de la vigilance chilienne en matière de souveraineté australe, forgée par l’histoire et par la peur ancienne d’un voisin perçu comme potentiellement expansionniste, là où l’Argentine, absorbée par ses crises internes et son tropisme atlantique, tend à relativiser ces frictions.
C’est dans ce contexte qu’il faut lire la visite de Kast à Milei. Au-delà de leurs évidentes affinités idéologiques, le geste possède une portée stratégique et symbolique. Il signale à l’opinion chilienne qu’un autre rapport à l’Argentine est possible, moins crispé, moins obsédé par les contentieux du passé. Il rappelle aussi, à mots couverts, qu’avant d’être des rivaux prudents, Argentins et Chiliens furent les héritiers d’une même communauté politique, et que les Andes, si elles séparent aujourd’hui, n’ont pas toujours été un mur.
Kast: "If there's any good news, it's that freedom is advancing throughout Latin America." 🗽pic.twitter.com/Xn0nfrDCJV
— In Milei We Trust (@InMilei) December 16, 2025
Le vin s’est ouvert dans le verre, laissant apparaître des notes plus charnelles. Sur l’écran, les images de poignées de main se succèdent. Rien n’est effacé, rien n’est réglé. Pourtant, l’histoire avance parfois à pas feutrés, par des gestes sobres, presque silencieux. Celui-ci mérite d’être regardé sans ironie ni naïveté, comme le signe fragile, mais réel, d’une possible réconciliation avec une mémoire plus ancienne que les rancunes.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
[email protected]
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
[cc] Article relu et corrigé par ChatGPT. Breizh-info.com, 2025, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine