La mer, l’Europe et les empires invisibles

Il est des vérités anciennes que le tumulte du progrès a reléguées dans l’oubli. L’une d’elles, apprise naguère aux enfants des paroisses littorales de Bretagne, disait qu’un marin de Penmarc’h ou de Concarneau, au XVIIIe siècle, était souvent mieux informé de ce qui se passait à Canton, à Manille ou à Philadelphie qu’à la cour de Versailles. Ce n’était point forfanterie : la mer, alors, était pour les Bretons le seul monde réel. Les terres, figées dans les hiérarchies, dans les cens et les corvées, paralysées par la distance, n’étaient que marges.

Ce matin-là, dans un bistrot du Guilvinec, j’écoutais, à la table d’à côté, deux vieux loups de mer, retraités de la marine marchande. La conversation tournait autour d’un sujet qui ne passionne guère que les gens de quart ou les capitaines de grande route : la vente d’un portefeuille de ports par le groupe hongkongais CK Hutchison à la filiale portuaire de MSC, la Terminal Investment Limited. Cette vente, pour un montant colossal de 23 milliards de dollars, offre à MSC, colosse italo-suisse, un empire portuaire qui n’a guère d’équivalent dans l’histoire contemporaine.

Ces deux anciens, l’un qui jadis avait fait ses débuts sur la ligne Anvers–Santos, l’autre en cabotage méditerranéen, parlaient de cela avec une minutie navale, comme on parle des cartes ou du ciel. Car cette affaire, que peu d’Européens ont aperçue, dissimule une guerre sourde. Une guerre sans canons ni traités, mais qui détermine la souveraineté réelle des nations : celle qui passe par les ports, les quais et les terminaux à conteneurs.

Il faut se souvenir que MSC, la même compagnie aujourd’hui au cœur de cette transaction, avait déjà racheté, il y a deux ans, l’ensemble des activités logistiques du groupe Bolloré en Afrique. Ce fut un événement traité dans la presse hexagonale comme une simple cession d’actifs, sans drapeau, sans mémoire, sans orgueil. Or, c’est un pan entier de l’infrastructure néocoloniale française qui basculait là entre des mains suisses — ou plutôt transnationales. Dakar, Abidjan, Pointe-Noire, Douala, ces noms qui avaient constitué l’ossature commerciale de l’Empire français, échappaient à toute forme de souveraineté parisienne

En rachetant à CK Hutchison 80 % de ses actifs portuaires, MSC acquiert la maîtrise de 43 ports dans 23 pays. Cette opération, si elle est validée par les diverses autorités de la concurrence – notamment à Rotterdam et à Panama –, fera de MSC le plus grand opérateur portuaire mondial, devant PSA (Singapour) et Cosco (Chine). Un empire donc, mais liquide, mouvant, camouflé dans le droit des pavillons de complaisance et les arrangements fiscaux.

Le fait que MSC contrôle déjà plus de 20 % du marché mondial du transport par conteneurs donne à cette concentration une portée redoutable. Car si le fret maritime est la veine jugulaire du commerce mondial, le port en est le cœur. Dominer les ports, c’est choisir les escales, fixer les horaires, décider des priorités, refuser ou accepter l’accès à tel ou tel concurrent. Autrement dit, faire et défaire les routes.

Ce mouvement de concentration n’est pas neuf. Depuis les années 1990, les grandes compagnies maritimes – Maersk, CMA CGM, Cosco, Evergreen – n’ont cessé d’investir dans les ports pour sécuriser leurs flux et rendre leurs concurrents dépendants. Ce que l’on nomme pudiquement “intégration verticale” est en réalité une reprise du contrôle impérial des routes commerciales, jadis incarné par les Compagnies des Indes, et aujourd’hui revivifié par les géants du conteneur.

À ce jeu, les Européens sont les maîtres. À eux seuls, MSC (Suisse), Maersk (Danemark), CMA CGM (France) et Hapag-Lloyd (Allemagne) détiennent plus de 46 % de la capacité mondiale en EVP. Cette suprématie est réelle, mais dissimulée, car les pavillons sont souvent panaméens, libériens, ou enregistrés aux Îles Marshall. Cette prolifération de “pavillons de complaisance”, ou des seconds pavillons (comme les Kerguelen pour la France) en vérité stratagèmes fiscaux et réglementaires, permet aux compagnies de contourner les règles sociales européennes tout en conservant le contrôle économique.

Ce système, où des navires européens battent pavillon exotique, où des ports sont gérés depuis des holdings helvétiques ou hongkongaises, nous rappelle l’intuition de Carl Schmitt : la mer est l’espace de la souveraineté mobile, le nomos liquide de la Terre. Loin des frontières visibles, c’est dans le droit maritime, les concessions portuaires, les quotas de fret et les terminaux qu’aujourd’hui s’exerce la vraie puissance des flux commerciaux.

Et pourtant, cette suprématie européenne est aussi fragile qu’un galion mal lesté. Les flottes asiatiques avancent, l’œil sur les chaînes d’approvisionnement post-Covid. Les Chinois, par le truchement de Cosco et China Merchants, contrôlent déjà 12 % des ports mondiaux. Leur opposition au rachat de Hutchison par MSC ne relève pas de la morale concurrentielle, mais d’un jeu d’influence. Les routes maritimes sont devenues des lignes de front feutrées.

En Europe même, l’opacité règne. Les ports sont des zones franches, parfois des enclaves juridiquement autonomes. Les collectivités locales n’y comprennent goutte, les États délèguent sans contrôle, les citoyens ignorent jusqu’à l’existence de ces conflits. Pourtant, c’est dans ces espaces logistiques que se joue l’avenir de notre autonomie, tant industrielle que stratégique.

Il n’est pas inutile, pour conclure, de rappeler qu’à la fin du XVe siècle, la Bretagne, royaume maritime oublié, dominait le commerce du Nord de l’Europe. Ses ports, de Nantes à Saint-Malo, faisaient voile jusqu’en Islande, au Levant, et jusque dans les confins du Brésil. Ce passé n’est pas une nostalgie, mais un rappel : les peuples qui se détournent de la mer s’enfoncent dans la médiocrité continentale. Ceux qui, comme les marins du Guilvinec, gardent la mémoire des routes, tiennent encore le fil des choses.

Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —

Crédit photo : DR
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6 réponses à “La mer, l’Europe et les empires invisibles”

  1. Ronan dit :

    Demat bel article bravo : la Bretagne est une terre de marins ; que ce soit marine nationale ou marchande ; il convient de ne pas opposer ces deux là et de reprendre notre puissance souveraine car la France a je ne sais plus combien de côtes en kms proches de la mer avec ses ports. Allez les partis souverainistes au boulot pour désigner un seul candidat à l’élection présidentielle si elle a lieu pour défendre et débattre de solutions pour retrouver cette France maritime où ce qu’il en restera. Kenavo

  2. Jeulin norbert dit :

    Toujours passionnant et dune écriture presque romanesque.

  3. nicole dit :

    Le discours de la veuve d’Eric Tabarly, à ses obsèques..

  4. Raymond Neveu dit :

    Plaisant à lire ce billet de don Balbino. Etait-ce le café des Embruns? En entrant côté droit on trouvait la pharmacie ALLARD et les gamins chantonnaient « Allard en-eus eur mell rear (reor pour les puristes).Côté gauche c’est la criée.

  5. Raymond Neveu dit :

    Anecdote qui m’est soufflée à l’oreille: Hors période de guerre le courrier confié par un capitaine français à un capitaine anglais très loin de France et à déposer dans un port français par exemple Roscoff ou Granville était scrupuleusement déposé à la Capitainerie du port désigné! Honneur des gens de mer y compris britanniques. Pensée pour Tabarly: « Les Français sont d’indécrottables ploucs »!

  6. Balbino Katz dit :

    Cette conversation fut écouté au bar l’Océan, juste en face de la criée. Comme je suis client de la pharmacie Morvan, de l’autre côté du pont, je ne me souviens pas de l’emplacement de la pharmacie Allard dont le nom l’est pourtant familier. Je ne suis pas Guilviniste, mais je fréquente ce bar après avoir fait mes emplettes à la Maison de la presse en face de la mairie.

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