Au bar L’Océan, au Guilvinec, entre cafés et verres de blanc, j’ai fait voici peu la connaissance d’une dame revenue de loin, littéralement de Chine, et moralement d’un gouffre. Longtemps installée dans ce pays qu’on disait promis à dominer le siècle, elle avait, après l’épreuve du Covid et du sinique confinement, quitté sans un regard la haute muraille numérique et sociale qui s’était refermée sur elle. Ce qu’elle décrivait n’était pas tant une dictature politique qu’un enfermement existentiel, une société si normalisée, si harassée, si désorientée, qu’elle ne pouvait plus respirer.
Lors de notre première fois, elle m’avait conseillé un documentaire diffusé par Arte sur l’histoire de l’écriture. Un passage l’avait marquée : dans un bistrot chic de Shanghai, quelques jeunes trentenaires participaient à une dictée. À la main, au pinceau, à l’ancienne, selon les rites millénaires de l’idéogramme. On leur demandait d’écrire le mot « chatouilles ». Aucun n’y parvint. L’usage compulsif du téléphone, qui permet d’écrire en chinois en tapant des phonèmes en pinyin puis en sélectionnant le caractère parmi une liste suggérée, avait eu raison de leur mémoire. Ils ne savaient plus former les signes. Ce que l’enfance leur avait enseigné, l’âge adulte leur avait effacé.
Samedi dernier, on s’était retrouvé et après quelques bavardages innocents, elle m’avait quitté en me tendant quelques feuillets imprimés sur sa vieille Epson : un article de l’Asia Society, dont elle avait surligné des passages à l’encre violette. L’Empire du Milieu, m’avait-elle murmuré, est en train de s’éteindre de l’intérieur. Oui, me dit-elle, il faudrait pleurer. Car bientôt, il n’y aura même plus de jeunes Chinois pour participer à ces jeux de mémoire.
La Chine se meurt.
Ce n’est pas moi qui le dis, mais le rapport de l’Asia Society que m’avait transmis mon amie de l’Océan pour enrichir mes lectures du dimanche. Le pays entre dans une décennie noire : en 2023 déjà, sa population a commencé à décliner. Elle perdra plus de cent millions d’âmes d’ici 2050. Le taux de fécondité est tombé à 1,16 enfant par femme, bien en deçà du seuil de renouvellement. En cause, la longue cicatrice laissée par la politique de l’enfant unique, mais aussi un refus croissant, délibéré, tragique, de faire descendance. Une génération entière, la dernière, se disent-ils eux-mêmes, a choisi de ne pas prolonger l’histoire.
Ils s’appellent tie ding, les DINK (Double Income No Kids) de fer : double revenu, pas d’enfant, et aucune intention d’en avoir. La pression est trop grande. Le logement, hors de prix. L’école, une jungle. Le système, impitoyable. On pousse les enfants comme des bêtes de concours. Une mère de Chengdu déclarait : « Je ne connais personne avec enfant qui soit heureux. Ceux qui le prétendent sur les réseaux mentent. » Et elle ajoutait : « Je ne veux pas transmettre à un être humain cette violence sociale. »
Le Parti communiste, pris de panique, oscille entre incantation nataliste et coercition larvée. On interdit les vasectomies aux célibataires. On décourage la congélation d’ovocytes. On promet des aides, des bonus, des logements. Rien n’y fait. Car au fond, on ne fait pas des enfants dans un monde où l’on ne veut plus vivre.
Et pourtant, à Shanghai, les premiers Africains s’installent. Ils sont encore peu nombreux, mais leur présence s’affirme. Marchés, bars, églises évangéliques. Le Parti, dont l’utilitarisme n’a jamais été limité par la conscience historique, y verra sans doute une main-d’œuvre de rechange. Si le sentiment d’identité chinoise, forgé sur des siècles d’ethnocentrisme, cède devant la logique démographique, alors il se pourrait bien que demain, un petit Chinois ne soit plus chinois, pas au sens où l’entendaient ses ancêtres.
Mais ce ne sera plus la Chine.
Ce sera autre chose. Un agglomérat fonctionnel, sans mémoire, sans héritage, sans filiation. Une plateforme d’exportations et de paiements mobiles. Une vieille dynastie sans fils. Car c’est cela, au fond, la mort d’une civilisation : non quand les étrangers arrivent, mais quand les fils refusent de naître.
On comprend mieux, dès lors, le murmure entêtant de ce slogan viral : «Nous sommes la dernière génération, merci.» Une phrase lancée par un jeune homme à un policier venu l’emmener de force en quarantaine. Une phrase comme un glas. La nation-mandarin s’effondre non sous les bombes, mais sous le vide. Plus d’avenir, plus d’enfants, plus de mémoire. Un pays de 1,4 milliard d’habitants où l’on oublie comment on écrit «chatouilles».
Et ce n’est pas l’économie, la technologie ou la police qui pourra enrayer ce processus. Ce n’est pas en vantant le « modèle chinois » dans des sommets à Davos ou en subventionnant des crèches qu’on ressuscite un peuple. Car là où le désir d’être est perdu, tout effort devient absurde.
Je regardais l’autre soir les bateaux rentrer au port du Guilvinec et décharger les prises sur le quai de la criée, dans la lumière rougeoyante. Les visages y sont usés, mais encore habités. La Chine, elle, semble avoir renoncé à habiter sa propre histoire.
Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —
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7 réponses à “Chronique du crépuscule chinois : les derniers feux de l’empire du Milieu”
Et où trouver aujourd’hui, pas seulement en Chine, mais en Bretagne, ce « désir de vivre » (et donc de procréer) qui leur manque ? Pour moi, c’est l’enracinement (lire Simone Weil) pour l’horizontalité, et la foi catholique enseignée par Jezuz Krist le roi d’Amour.
Feiz ha Breizh, quoi.
En notre temps des désillusions, où l’on nous a éteint la lumière des étoiles du Ciel et où on nous a confisqué nos racines, notre langue, notre foi, seule une recherche personnelle de la vérité remplacera la transmission de l’Espérance qui existait dans les sociétés traditionnelles.
En fait les mêmes maux que chez nous, refus d’avoir des enfants et importation de main d’œuvre africaine !
Remarquable et très inquiétant article !
Bel article, mais bien triste. C’est la même chanson que tous les pays occidentaux connaissent depuis 40 ans. Double Income No Kid…
Très bel article sur la Chine qui perd son âme et sa mémoire! Quelle tristesse ! On a en Occident la vision d une Chine millénaire qui a eu tant de talent !
Il n’y a pas qu’en Chine que le désire d’enfant n’existe plus; en France et en Europe, ( à par peut être des Pays comme la Hongrie et certains Etats plus à l’est ) il s’affirme de plus en plus. Notre monde est suicidaire. Des Africains qui s’installent en Chine !!! qui l’aurait dit ?Dans quelques décennies le monde entier sera « créolisé »( voir d’une couleur plus prononcée ) à part , évidemment , un aréopage de gens biens blancs qui tient les manettes.
Cette illusion occidentale sur l’Extrême-Orient pour ne pas admettre qu’elle est horrifiée de devoir céder le futur.
Le déclin démographique dans une société où les valeurs traditionnelles existent encore n’est qu’une étape avant une très probable régénération.
La Chine connait évidemment une crise, une crise de croissance, et on ne retourne pas une politique démographique de 40 ans en 5 ans.
La Chine ne connait pas plus d’immigration qu’elle n’ait connue avant. Elle n’est d’ailleurs pas encore revenue sur son refus de la double nationalité. Levier encore très important qu’elle se garde sous le coude.
Elle souffre des nouvelles technologies ? Quel pays peut se vanter d’y échapper ? Au moins prend-elle des mesures quand l’Occident reste ahuri.
Quand au retour des traditions, et des religions, il est porté par l’Etat. Les petits chinois grandissent avec quantité de films ou séries télé exaltant la mythologie taoïste, l’Histoire millénaire et la plus récente, avec force nationalisme. Et n’en reviennent pas de la décadence de l’Occident.
Et quand l’Etat a effectivement été au bout de son délire totalitaire avec le confinement (mais là aussi, à ne pas voir avec des yeux occidentaux: l’expérience asiatique de la pandémie est beaucoup plus forte et récente qu’à l’ouest, il y a une peur du virus, en règle général, culturelle bien plus forte), il a tout débloqué du jour au lendemain quand il a compris que ce n’était plus tenable.
Pragmatisme.
Non, la seule vraie crise qui peut inquiéter la Chine est celle de devoir devenir un modèle.
Elle a suivi le modèle occidental, avec la particularité japonaise (et coréenne) en appui. Elle l’a rejoint. Voire dépassé. Maintenant, c’est à elle d’avancer et garde en son for intérieur cette peur d’en arriver à l’état d’esprit du XIXe siècle qui la voyait plus grande civilisation du monde, plus grande économie qui s’est contentée de stagner, avant de s’effondrer sur elle-même, à peine déclenché par les Occidentaux.
Alors elle risque aussi de commettre des irréparables pour éviter cette peur: génétique, environnement notamment.
Mais elle dépassera sans absolument aucun doute l’Occident. Ou alors, c’est qu’il y aura eu une guerre. Provoquée par les US (qui eux, voient leur espérance de vie diminuer).
Le seul espoir de l’Occident ? Non pas que la Chine s’effondre d’elle-même (cette déprime de natalité passera, comme en Corée, comme au Japon, quand les logements ne coûteront plus grand chose, le problème de place sera déjà réglé) mais l’affrontement avec le seul rival : l’Inde.
Et c’est bien l’erreur de l’Occident (les US, donc) d’avoir choisi entre les deux. Nous devrions ménager la chèvre et le chou, parce que nous avons besoin d’être soutenu a minima par ses deux entités qui ont le même ennemi commun: l’islam.
Cela n’arrangerait ni l’un, ni l’autre que l’Europe (et la Russie) deviennent des entités musulmanes. Alors ils ne feront pas le boulot à notre place, mais nous devrions les voir comme des alliés et tout faire pour empêcher des affrontements entre les deux.
Ce n’est évidemment pas le cas. Tout ça pour contenter le redneck du Midwest.
Si on doit considérer que la Chine est malade, l’Occident est alors déjà mort.