Professeur Ryszard Legutko : « La civilisation n’est pas simplement l’absence de guerre ou la présence de la paix » [Interview]

Le professeur Ryszard Legutko est un philosophe et penseur politique polonais, ancien ministre de l’Éducation. Il est professeur de philosophie à l’université Jagellonne de Cracovie et ancien député européen représentant le parti conservateur polonais Droit et Justice (PiS). Expert en philosophie antique et en théorie politique, Legutko est connu pour sa position critique à l’égard de la démocratie libérale et de l’idéologie progressiste. Il est l’auteur de The Demon in Democracy et The Cunning of Freedom, dans lesquels il analyse les parallèles entre le libéralisme et le communisme dans l’Europe moderne.

Dans un entretien avec europeanconservative.com, mené par Artur Ciechanowicz et traduit par nos soins, le professeur Legutko retrace le fil délicat qui relie les mœurs et la civilisation, rappelant comment le communisme a démantelé les codes de la civilité, comment le commerce les a brièvement restaurés et comment une nouvelle vague d’égalitarisme militant menace aujourd’hui de les effacer à nouveau. De l’effondrement de la hiérarchie dans les salles de classe au déclin de la formalité dans la vie publique, il met en garde contre le fait que la véritable diversité, enracinée dans la hiérarchie culturelle, est en train d’être remplacée par une parodie grotesque de l’individualisme, uniforme dans sa vulgarité et dépourvue de profondeur.

Selon vous, quel est le lien entre les bonnes manières et le niveau de civilisation ? Y en a-t-il un ?

 Professeur Ryszard Legutko : Un lien direct. La transition de la barbarie à la civilisation repose en partie sur l’adoption de règles spécifiques, ce que l’on appelle en latin civilitas. Ces règles confèrent aux relations humaines une prévisibilité, une stabilité et, surtout, une certaine subtilité. La civilisation n’est pas simplement l’absence de guerre ou la présence de la paix. Elle permet un éventail de relations, avec de nombreuses nuances d’intimité, toutes exprimées dans des codes culturels reconnaissables. Ces codes sont la grammaire d’une vie civilisée.

Comment ce principe a-t-il fonctionné sous le communisme en Pologne ?

 Professeur Ryszard Legutko : Je me souviens très bien de cette période. Le communisme, imposé par la force après la guerre, a démantelé le tissu social. Les relations se sont atomisées, nous ramenant, à certains égards, à l’état de nature. Dans la vie publique, on rencontrait de la grossièreté, des propos durs et de l’hostilité, autant de signes d’un faible niveau de confiance sociale. Dans la vie privée, au sein des familles et des cercles d’amis, des fragments de civilité ont survécu. Mais la civilité est le fruit de la culture, et une fois la culture dépouillée, la civilité meurt avec elle.

Qu’est-ce qui l’a fait renaître après 1989 ?

 Professeur Ryszard Legutko : Le libre-échange, entre autres. Le commerce et la vie économique dépendent de la confiance et des règles. Après la chute du communisme, on a pu observer le changement presque semaine après semaine : dans les magasins, dans les administrations, dans les institutions. La grossièreté a commencé à reculer, remplacée par une culture commerciale du service, certes superficielle, mais contenant un élément indéniable de politesse et d’amélioration des mœurs publiques.

Pourtant, vous suggérez qu’un processus inverse est en cours aujourd’hui ?

 Professeur Ryszard Legutko : En effet. D’un côté, se rendre dans un bureau ou un magasin n’est plus une épreuve. Les gens sont polis, serviables et réactifs. De l’autre, en dehors du commerce et des services publics, on constate un déclin choquant des bonnes manières, voire un lassitude à l’égard de la civilité. L’agressivité réapparaît dans le langage et dans les comportements, mais cette fois avec une intention idéologique claire : l’égalitarisme. Le monde d’aujourd’hui se nourrit de l’idée que l’égalité est non seulement naturelle, mais aussi universellement souhaitable. Ce qui est faux sur les deux plans. La première victime de la révolution égalitaire est l’autorité. Et nous avons pu voir comment, au cours des dernières décennies, la notion d’autorité s’est affaiblie dans les familles, les écoles, les universités et la culture en général, et comment, dans notre société hypercivilisée, de nouvelles formes de barbarie sont apparues.

Pourriez-vous donner des exemples ?

 Professeur Ryszard Legutko : Cela a commencé, symboliquement parlant, avec la révolution de 1968, qui a opposé les jeunes aux vieux. Ou encore avec le mouvement dit de la liberté d’expression sur les campus américains, qui n’était en réalité pas une défense de la liberté de rechercher la vérité et la beauté, mais une campagne pour le droit d’utiliser un langage grossier en public. Depuis lors, la vulgarité, autrefois socialement impensable, s’est répandue à pas de géant, érodant les bonnes manières et démantelant les hiérarchies. Si un jeune peut utiliser un langage grossier pour s’adresser à ses parents ou à ses professeurs en toute impunité, et que cela est salué comme une forme louable d’expression personnelle, alors la culture traditionnelle du respect s’effondre.

Il en va de même dans la vie religieuse. Le christianisme a façonné les comportements pendant des siècles : à l’église, on parle à voix basse, on enlève son chapeau et on s’adresse au prêtre avec le respect qui lui est dû. Le prêtre, in persona Christi, l’église en tant que lieu consacré, tout cela exigeait un certain respect. Aujourd’hui, il est tout à fait possible de s’adresser à un prêtre en l’appelant simplement « monsieur » – ou pire encore – et, ce faisant, de détruire tout un code culturel. Il s’agit d’un nivellement délibéré de ce qui était autrefois reconnu comme ayant un statut supérieur. La vulgarité est devenue une arme efficace pour discréditer et dévaloriser tout ce qui avait un statut supérieur fondé sur le respect et la déférence.

Vous avez parlé de hiérarchie – pourquoi est-elle si difficile à justifier aujourd’hui ?

 Professeur Ryszard Legutko : Parce que nous avons adopté la curieuse croyance en la présomption d’égalité, qui signifie que toute hiérarchie doit être prouvée devant les tribunaux. En réalité, de nombreuses hiérarchies découlent naturellement de l’expérience transmise de génération en génération. Platon, dans le huitième livre de La République, observait que ceux qui occupent les places les plus élevées dans l’ordre social succombent souvent eux-mêmes à l’égalitarisme, se persuadant qu’ils ne sont pas meilleurs que les autres. Il en résulte que les enseignants préfèrent être les « copains » de leurs élèves plutôt que leurs mentors.

Les universités et les écoles, qui ont préservé pendant des siècles la hiérarchie et les formes de langage et de conduite qui l’accompagnent, s’adaptent aujourd’hui plus facilement à la vulgarité qu’elles ne lui résistent. L’égalitarisme dans l’éducation est, par nature, anti-éducatif. On ne peut apprendre que lorsqu’on accepte qu’il existe des esprits supérieurs dont on peut tirer profit. Cette croyance en l’existence d’esprits supérieurs s’est affaiblie parce qu’elle entrait trop en conflit avec l’évidence supposée de l’égalité.

Vous le voyez aussi dans l’apparence extérieure ?

 Professeur Ryszard Legutko : Tout à fait. La façon dont les gens s’habillent est également significative. Je me trouvais récemment à New York, à l’opéra et dans un théâtre de Broadway. À l’opéra, il y avait quelques dizaines d’hommes en costume-cravate ; au théâtre, j’étais probablement le seul. Les autres portaient des jeans, des shorts, des t-shirts. C’est aussi un symptôme de l’égalitarisme : l’absence totale de conscience que certains lieux et certaines occasions exigent une tenue vestimentaire différente. Nos vêtements, nos gestes et notre façon de parler devraient refléter avec qui et où nous parlons.

Vous diriez donc que nous vivons aujourd’hui une sorte de fausse diversité ?

 Professeur Ryszard Legutko : Exactement. Les tatouages, les piercings, les couleurs de cheveux improbables ne sont pas de véritables expressions de l’individualité, mais le cri de personnes en dérive culturelle et, en réalité, impossibles à distinguer les unes des autres. Ce ne sont pas les tatouages et les piercings qui rendent les gens différents. La diversité authentique doit naître de l’acceptation de la richesse culturelle. Peu importe la force de notre discours sur la diversité, l’individualisme, l’expression de soi, etc., nos sociétés sont devenues de plus en plus homogènes. Par conséquent, dans de plus en plus d’endroits, la vulgarité est une forme de conformité, tandis que la civilité, qui est un signe de dissidence,

Crédit photo : Daina Le Lardic, Copyright: @ European Union 2022 – Source : EP
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