De Weimar à Orbán : conversations en terrasse

Le bar de l’Océan, à l’extrémité de la rue de la Paix, au Guilvinec, demeure ce promontoire calme où la rumeur du marché du dimanche s’atténue. On n’y perçoit plus qu’un brouhaha assourdi, celui des marchands de légumes vantant leurs produits et, plus loin, l’appel des vendeurs de fraises. Cette agitation tranche avec le calme des rôtissoires, où Jacky l’andouille, le plus fameux d’entre eux, taillait ce matin-là ses pièces de lard rôti, luisantes comme des blocs d’ambre. En revenant du bar, c’est mon rituel dominical avant de reprendre ma voiture garée sur le parking devant la Poste : me commander une belle tranche de ce lard, gage du goût du vrai, bien loin des abstractions qui nourrissent le reste de mes journées.

La table voisine de la mienne, quittée par un couple de Belges, fut occupée par deux jeunes femmes aux cheveux bleus. Leurs apparences disaient déjà tout : tee-shirts militants aux slogans vertueux en anglais, vestes en toile bardées d’autocollants, bracelets de perles, boucles en métal, tatouages visibles, cercle végétal pour l’une, symbole féministe pour l’autre. Elles portaient jusque dans leurs corps la volonté de s’afficher. L’une avait la parole vive, ponctuée de gestes brusques, l’autre gardait son téléphone en permanence à portée, comme une vigie électronique.

Leur arrivée ne m’intéressa guère. J’étais plongé dans mes journaux et leur bavardage n’était pour moi qu’un bruit de fond. Pourtant, peu à peu, leurs propos s’imposèrent, captés malgré moi. Je les surprenais d’abord à la dérobée, comme on entend une conversation derrière un rideau entrouvert, puis je tendis l’oreille, bientôt fasciné. Et je finis par les écouter presque religieusement, tant le contraste entre leurs paroles et le réel me paraissait éclatant.

La première revenait de Valence, où la France Insoumise avait tenu sa journée « contre l’extrême droite ».
— « C’était magnifique », s’exclama-t-elle. « On parlait toutes les langues, espagnol, italien, arabe, suédois. Quand Bardella invite Orban, nous, nous répondons par nos solidarités. Nous sommes quarante-six députés à Bruxelles, petit groupe, mais qui dérange ! Nous faisons front, nous bâtissons un “nous collectif” antifasciste. »

La seconde, plus posée, rentrait de Strasbourg.
— « Chez nous, l’ambiance était différente. Moins d’applaudissements, plus de gravité. Marine Tondelier a dit que la France pourrait être le prochain domino en 2027. L’historien Chapoutot a rappelé que Weimar avait préparé Hitler. Et tu sais ce qui nous a donné de l’espérance ? La Pride de Budapest. Une marée humaine, malgré Orbán, malgré les interdits. C’était un backlash du backlash. »

L’insoumise leva le menton, enthousiaste :
— « Oui, c’est l’image qui sauve. Défiler là-bas, c’est brandir un drapeau pour toute l’Europe ! »

Je songeai, en silence, que ce cortège n’avait guère été l’éruption des classes populaires, comme elles le racontaient avec des trémolos dans la voix, mais bien plutôt la réunion de militants cosmopolites, venus par avion low-cost, logés dans des hôtels standardisés, prêts à transformer en geste héroïque un simple séjour militant. Ce n’était pas la chair vive du peuple qui défilait sur les quais du Danube, mais la jeunesse mondialisée des grandes métropoles, plus Erasmus qu’ouvrière, plus enfant de Bruxelles ou de Berlin que fils de paysan hongrois. Leur drapeau arc-en-ciel claquait dans le vent comme une bannière de tribu globale, sans attaches, flottant au-dessus d’un peuple qui n’était pas le leur.

J’imaginais, à la même heure, ces familles hongroises qui n’avaient ni le temps ni l’argent de se rendre à Budapest, occupées qu’elles étaient à gagner leur pain quotidien. Et la distance entre ces militants en goguette et ceux qu’ils prétendaient représenter me parut abyssale, comme si deux continents étrangers s’étaient superposés le temps d’une parade.

Plongé dans mes réflexions j’avais dû manquer un épisode de leur conversation car une brusque tension raviva mon attention.

— « Toi et tes illusions juridiques ! » lança l’insoumise. « L’État de droit, les juges, les constitutions… cela ne nourrit personne. Les travailleurs ne mangent pas de textes de loi. Seule la lutte sur le terrain compte, le porte-à-porte, comme l’a montré Tony, un chauffeur de bus belge. »

— « Et toi », répliqua sèchement l’écologiste, « tu crois qu’en criant “fachos” à chaque phrase tu fais reculer leurs idées ? Tu crois que tes colères suffisent ? Au contraire, vous leur offrez des martyrs et vous radicalisez le débat. À force de hurler, vous fabriquez l’adversaire que vous prétendez combattre. »

L’insoumise, outrée, se redressa, comme si la terrasse devenait tribune.
— « Tu veux donc pactiser avec les sociaux-démocrates qui nous ont trahis ? Avec ces libéraux qui en Suède se sont alliés à l’extrême droite pour garder le pouvoir ? Ou ces socialistes danois qui font la politique que Le Pen veut imposer en France ? Tes compromis répètent leur faillite. Tu n’as rien appris de l’histoire ! »

L’écologiste, piquée au vif, rétorqua en cherchant à que leur échange reste discret :
— « Et toi, tu rêves d’une classe ouvrière mythique qui n’existe plus ! Tu veux faire croire que le chauffeur de bus belge sera l’avant-garde de la révolution ? Tu es aveugle. Tu n’écoutes plus les classes moyennes, celles qui tiennent encore debout ce pays. Tu les méprises, et tu crois parler pour elles ! »

L’insoumise la fusilla du regard. — « Ce sont les classes moyennes comme toi qui trahissent toujours au dernier moment ! Ce sont elles qui glissent dans les bras des fascistes dès qu’elles ont peur de perdre leur confort. Tu les flattes, et tu t’étonnes qu’elles nous abandonnent ! »

L’écologiste, les joues rouges, répliqua d’une voix aiguë : — « Tu ne connais que la colère. Tu veux l’affrontement partout, et au bout du compte, tu détruis tout ce qui reste d’espérance. Tu crois combattre l’extrême droite, mais tu l’alimentes. Tu es son miroir. »

Elles se turent, haletantes, leurs cigarettes consumées trop vite. Chacune regardait le bâtiment de la criée, comme pour éviter le visage de l’autre. Leurs divergences, si vives, n’avaient qu’une conclusion : chacune accusait l’autre de préparer, malgré elle, la victoire de ceux qu’elles redoutaient.

Et je me souvins alors d’une phrase que Guillaume Faye me souffla un jour : « Ce sont des activistes de l’épuisement. » Tout s’éclairait. Leur dispute n’était qu’un cercle clos, une usure permanente d’énergies brûlées en slogans.

Je repliai mon journal. Je devinais, au large, la mer roulant ses vagues imperturbables. Elle seule enseigne la patience et la durée. Et je me dis qu’à force de s’égarer dans leurs querelles, ces femmes aux cheveux bleus n’entendront jamais ce que dit l’Atlantique. Tandis que moi j’avais l’ancrage émotionnel d’une belle tranche de lard qui m’attendait chez Jacky l’andouille.

Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées

Crédit photo : DR
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