Quimper est une ville d’ombre, encaissée dans son vallon saturé d’humidité, où le Steir et l’Odet se rejoignent comme des veines fatiguées. Les toits d’ardoise, luisants à toute heure, semblent retenir les nuages à hauteur d’homme. On y marche comme dans un canyon étroit, prisonnier du mont Frugy, avec la sensation que le ciel s’est rapproché, pesant et soupçonneux. Même les clochers gothiques de la cathédrale Saint Corentin, raides et noirs, paraissent hésiter à s’élancer, tant la brume colle aux pierres. Quimper n’a ni l’éclat maritime de Brest, ni la blancheur ventée de Lorient, mais quelque chose de recueilli, de sourdement triste, comme une crypte à ciel ouvert.
Ce matin-là, j’avais accompagné mon fils à la gare, avalé aussitôt par un train vers Rennes. Le bâtiment récemment rénové s’était refermé derrière lui comme une gueule grise. Je regagnais le parking, songeant déjà à ma route vers la côte, lorsque j’aperçus un jeune homme au sac trop large pour ses épaules.
— Excusez-moi, vous allez vers le pays bigouden ?
— Jusqu’au Guilvinec, répondis-je.
— Parfait. J’ai vu l’autocollant de Treffiagat sur votre voiture. Ça m’a encouragé à vous aborder.
Son observation me fit sourire. Le petit blason collé depuis des années avait servi de signe de reconnaissance. Je le laissai monter. Il hissa son sac sur la banquette arrière. J’y remarquai un autocollant délavé : la silhouette d’un poisson, l’ichtus des premiers chrétiens.
— Vous êtes chrétien ? dis-je en montrant le signe.
— Oui… enfin, à ma façon. Je m’appelle Thomas.
Nous roulâmes un moment dans la circulation dense de la route vers Pont-l’Abbé, puis il se lança.
— Je reviens d’un festival, en Bourgogne… le Festival des poussières.
— Un nom étrange, répondis-je. Que trouve-t-on dans ces poussières ?
Son regard s’éclaira.
— Des jeunes cathos, comme moi. Pas des tradis. Plutôt de gauche. On était plusieurs centaines, sous des tentes, avec des toilettes sèches, des chapiteaux dans les bois. C’était roots, mais… libérateur.
— Libérateur de quoi ?
— De l’image qu’on colle aux catholiques. Dès qu’on dit «chrétien », on pense conservateur, droite, parfois extrême droite. Nous, on veut montrer autre chose.
— Et qu’est-ce que cette «autre chose » ?
— L’écologie, le féminisme dans l’Église, le dialogue avec l’islam. Vous comprenez ? Un christianisme inclusif.
Je le regardai du coin de l’œil.
— Inclusif, dites-vous. C’est un mot de sociologue, pas d’évangéliste. Le Christ parlait du blé et de l’ivraie, pas du réchauffement climatique.
Il protesta aussitôt :
— Son message inspire pourtant ! Respect de la création, refus de la domination, accueil des plus fragiles. On a eu des ateliers incroyables : «La morale catholique et les violences sexuelles », «La Genèse et la crise écologique »… Pour certains, c’est l’occasion de réconcilier leur foi et leur homosexualité.
— Réconcilier… ou remodeler ? Vous me parlez de keffiehs, de talits, de piercings. Des emprunts à toutes les tribus de la Terre. Et votre signe, le poisson, que devient-il ?
— Justement, il vit avec les autres. C’est ça l’idée : accueillir tout le monde.
Je souris, ironique.
— Vous prêchez l’ouverture, mais je vous entends surtout définir votre camp contre un autre. N’êtes-vous pas, comme ceux que vous combattez, prisonnier de la politique ?
— Non, c’est différent. Nous, on veut résister à l’extrême droite. À ceux qui se servent du catholicisme pour exclure. Stérin, Bolloré, Zemmour, Marion Maréchal… C’est eux qu’on vise.
— Alors vous aussi, vous instrumentalisez la foi. Eux pour défendre leur vision de la nation, vous pour défendre les minorités. Eux pour préserver un héritage, vous pour déconstruire les murs. À ce jeu, le Christ devient drapeau.
Thomas se taisait, mais je continuai, appuyant le fer.
— Voyez-vous, je connais d’autres jeunes catholiques. Ceux d’Academia Christiana. Ils se retrouvent aussi l’été, mais dans des prés de Normandie, sous des croix de bois dressées. Pas de keffiehs ni de piercings, mais des foulards scouts, des lectures de saint Thomas d’Aquin, des marches nocturnes au clair de lune. Ils parlent de transmission, d’Europe comme d’une civilisation à sauver. On peut les juger austères, mais leur foi est charnelle, incarnée.
Thomas fronça les sourcils.
— Et vous pensez qu’ils détiennent la vérité plus que nous ?
— Non. Mais vous, vous tentez d’inventer une Église sans dogme, tandis qu’eux veulent une Église sans compromis. Dans les deux cas, le risque est de perdre le cœur de la foi.
Il serra les lèvres.
— L’avenir n’est pas dans ces camps virils, en chemises blanches ! L’avenir est dans une Église qui accueille les minorités, les migrants, les femmes, les personnes LGBT.
— Peut-être. Mais alors, dites-le franchement : vous êtes moins les disciples du Christ que des héritiers de mai 68 en soutane.
Un silence s’installa. Le pare-brise reflétait la lueur humide du soir. Enfin, je posai la dernière question :
— Thomas, êtes-vous chrétien parce que vous croyez au Christ ressuscité, ou parce que vous cherchez une bannière commode pour vos combats sociaux ?
Ses mains se crispèrent sur ses genoux. Et il ne répondit pas.
Je songeai alors que le christianisme, depuis deux mille ans, n’a cessé d’osciller entre ces pôles. Academia Christiana et ses jeunes au parler rude, rêvant d’un ordre spirituel et d’une Europe charpentée, d’un côté. Thomas et ses compagnons, poussières bigarrées de slogans inclusifs, de l’autre. Deux tentations opposées : l’une de figer la foi dans la tradition, l’autre de la dissoudre dans le progressisme. Or le Christ n’appartient ni aux uns ni aux autres. Il demeure au-delà de leurs querelles, indifférent aux narratifs comme aux nostalgies. La foi chrétienne survit parce qu’elle échappe à la politique, qu’elle est plus forte que les camps d’été et que les festivals de poussière.
Lorsque nous entrâmes au Guilvinec, la pluie s’était retirée et l’air portait déjà l’odeur salée de l’arrière-port. Je le déposai au pied de la terrasse du bar de l’Océan. Avant qu’il ne referme la portière, je lui dis que j’y étais souvent, que je l’y inviterais volontiers pour un café s’il voulait reprendre la conversation. Il m’offrit un sourire timide, presque reconnaissant, et murmura :
— Peut-être.
Puis il s’éloigna vers le port, silhouette mince dans la clarté revenue, laissant derrière lui comme une promesse suspendue.
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
Crédit photo : DR
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3 réponses à “Festivals de poussière, camps de feu”
Bonjour,
Récemment, je suis allé à la rencontre de cette Eglise gauchiste lgbt. J’en ai conclu qu’Elle n’allait pas jusqu’au bout du message christique, par pastorale. Le débat sur la pastorale et le dogme est central : tendre la main pour accéder au dogme, ou appliquer le dogme pour faire une meilleure pastorale. Evidemment, avec ce genre de calculs, on a tendance à oublier un peu le Christ : https://aimeles.net/2014/10/25/lhorrible-debat-progressistetraditionaliste-entre-feminises-a-linterieur-de-leglise/
Cdt.
M.D
Je me régale à vous lire chaque matin. Merci pour vos fines analyses et les embruns de ce pays bigouden
Lien très intéressant.