Lundi matin, au bar des Brisants à Léchiagat, le vent bat la vitre, le café est court, les journaux argentins s’affichent sur l’écran de mon ordinateur, et je rattrape, avec quelques heures de décalage, l’entretien que Javier Milei a accordé à Luis Majul sur la Nacional mas. Je ne l’ai pas suivi en direct, faute d’horaires concordants, la télévision de Buenos Aires parlant quand la Bretagne dort. Les habitués commentent la gouvernement Lecornu, je prends des notes en marge d’un croissant un peu sec, et je remonte le fil, l’Argentine ayant la manie de condenser les semaines en journées et les journées en tourbillon.
Le contexte d’abord, crucial pour un lecteur français. Le 26 octobre, les Argentins votent pour des élections dites de mi-mandat, renouvellement par moitié de la Chambre des députés et par tiers du Sénat, scrutin national, avec des enjeux provinciaux très marqués, la province de Buenos Aires pesant d’un poids démographique décisif. Ces législatives servent traditionnellement de plébiscite ou d’avertissement, elles ajustent le rapport de forces au Congrès, elles conditionnent la capacité du président à transformer ses promesses en lois. C’est dans ce cadre que survient la démission, le 5 octobre, de José Luis Espert, tête de liste de La Libertad Avanza à Buenos Aires, l’intéressé invoquant une « opération » médiatico-judiciaire autour de son lien contractuel avec l’homme d’affaires Fred Machado, aujourd’hui aux prises avec la justice américaine pour des affaires de narcotrafic et de blanchiment, dossier à haute tension et aux zones d’ombre tenaces.
Milei, que l’on sait prompt à l’offensive, a choisi la riposte en plateau. Face à Luis Majul, il a d’abord sanctuarisé la figure d’Espert, « un homme honnête » dit-il, puis fustigé « le kirchnérisme » accusé d’orchestrer des salissures en période électorale, rhétorique rodée, exemples à l’appui, ces noms jetés comme autant de cailloux, Olivera, De Narváez, Bullrich, Niembro. Majul, dans un registre plus prosaïque, lui a rappelé l’éléphant dans la pièce, ces réponses flottantes d’Espert sur un versement de 200 000 dollars, d’abord nié, puis requalifié, enfin admis comme rémunération de conseil. Le président a tenu la ligne, une personne non rompue à la fange médiatique s’embarrasse, se cabre, se contredit, le mal est là, la calomnie voyage plus vite que la justice, argument classique, efficace auprès d’un public lassé des prétoires.
Au-delà du cas Espert, l’échange a pris l’ampleur d’un manifeste. Milei a déroulé sa promesse cardinale, réduire l’État, discipliner la monnaie, libérer l’initiative, pour faire de l’Argentine, en dix ans, l’égal de l’Espagne, en vingt, l’ombre portée de l’Allemagne, en trente, la cousine des États-Unis, pari hardi, chiffres à l’appui, la pauvreté qui reculerait de 57 à 31 pour cent, douze millions d’âmes sorties de l’indigence, des réserves brutes de la banque centrale qui auraient doublé, de 21 à 43 milliards de dollars, la cadence des réformes présentée comme inédite. Majul a joué l’avocat du réel, perception d’une économie ralentie, salaires qui peinent à suivre, hausse des tarifs de l’énergie, sentiment de fatigue sociale. Sans oublier que 40% de la population argentine est incapable de s’intégrer à une économie industrielle sophistiquée. Le président a maintenu que l’inflation baisse, que l’activité a rebondi au printemps, que l’attaque parlementaire de l’opposition a renchéri le coût de l’argent, refroidi le crédit, bridé la reprise, lecture cohérente du point de vue de la Casa Rosada, contestée par d’autres, ce que le téléspectateur français doit avoir en tête, l’Argentine étant, plus que d’autres démocraties, un pays où l’arithmétique devient vite polémique.
Reste la mécanique électorale, elle-même source de crispations. La Libertad Avanza voudrait hisser Diego Santilli, troisième sur la liste, à la place d’Espert, ce qui suppose de résoudre trois difficultés, la règle d’alternance de sexe sur les listes, ces binômes homme femme imposés pour prévenir les trompe-l’œil, la compétence de la justice électorale provinciale pour autoriser un remplacement à ce stade du calendrier, et la question logistique des bulletins, en Argentine, on vote encore massivement avec des papiers à l’ancienne, toute réimpression à trois semaines du scrutin relève de l’exploit, la juridiction a déjà laissé entendre que le temps manquait. L’électeur français goûtera l’ironie, dans un pays où l’élection se joue également au papier, à l’encre.
Sur la politique pure, l’entretien a dessiné deux lignes. D’un côté, Milei nie toute « interna », ces guerres de chapelle dont la presse se repaît, il parle de débats, de styles, de visions qui dialoguent, et réaffirme sa confiance absolue en sa sœur Karina et en Santiago Caputo, noyau stratégique de sa présidence. De l’autre, il ouvre une porte plus pragmatique : relation « excellente » avec l’ancien président centriste Mauricio Macri, idée de lui confier un rôle international pour attirer des investissements, promesse de « faire les changements de cabinet nécessaires » si cela facilite le vote des réformes, attitude de pur tacticien, que Milei revendique lui-même en se disant bilardiste, c’est-à-dire adepte d’un réalisme de vestiaire où seul le résultat compte.
Au bar des Brisants, une bourrasque plaque la pluie contre la terrasse, je lève les yeux, le Finistère n’a que faire des querelles de l’Avenida Rivadavia, pourtant tout se tient, la crédibilité de Milei se joue sur trois tableaux, l’empilement d’indicateurs qu’il brandit, la tenue de son camp à Buenos Aires, la plus disputée des provinces, et la capacité à convertir son récit, lyrique et clivant, en coalition parlementaire stable. L’affaire Espert vient brouiller la promesse morale du mileïsme, ce n’est pas encore une crise d’hégémonie, c’est une alerte, l’électeur de mi-mandat sanctionne moins l’idéologie que la perception d’ordre, de méthode, de sûreté.
Une précision enfin, utile pour ne pas s’égarer. Beaucoup de données avancées dans l’entretien relèvent d’estimations gouvernementales, elles seront discutées, affinées, parfois battues en brèche par des instituts privés ou par l’INDEC, l’office statistique, le temps long de la vérification n’épouse pas le tempo haletant des plateaux. Sur Espert, les faits judiciaires sont en cours, la présomption d’innocence s’impose, l’instruction américaine sur Machado suit sa route, les tribunaux argentins auront leur mot à dire, c’est une affaire à plusieurs juridictions, à plusieurs vitesses.
Je sors du bar, le vent a tourné, l’odeur d’iode charrie sa clarté. L’Argentine s’avance vers un 26 octobre de clarification, vote d’humeur, vote de cap, vote d’équilibre. Milei a choisi la voie de la ferveur, la télévision comme levier, la promesse comme boussole. Dans trois semaines, les chiffres cesseront un instant d’être des argumentaires, ils deviendront des sièges, des majorités, des possibilités ou des impossibilités. C’est le seul langage que la politique, de Buenos Aires à Brest, comprend toujours.
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
Illustration : DR
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Une réponse à “Milei, la contre-attaque nocturne et la valse des listes”
Merci pour ces chroniques argentines.
Équilibrées et de style agréable.