Ce matin-là, au café des Brisants, la mer était d’un gris opalin. Quelques ligneurs rentraient au port, leurs coques fines traçant sur l’eau des sillons paisibles. J’avais devant moi un café long, amer comme un souvenir, et sur l’écran de mon ordinateur défilaient les dépêches de La Nación. Javier Milei venait de rentrer de Washington. Le monde, disait-on, lui souriait, mais le monde sourit souvent avant de mordre.
Les images étaient belles : Milei au bras de Trump, accueilli à la Maison-Blanche comme un frère d’armes de la liberté. Un déjeuner fastueux, des rires, une plaque dorée offerte à l’ancien président américain pour sa nomination au prix Nobel de la paix. Et surtout, la promesse d’un swap de 20 milliards de dollars entre Buenos Aires et Washington, censé stabiliser un peso exténué, anémique, déjà rongé par les fièvres électorales.
Depuis des semaines, Milei mène une guerre invisible : celle du taux de change. Il sait que tout se joue là, sur ce fil de soie tendu entre l’économie et la politique. Si le dollar monte, les Argentins paniquent, l’inflation renaît, et la confiance s’effondre. Si le dollar reste calme, la foi revient, et la réforme peut respirer. À l’approche des élections du 26 octobre, chaque centime vaut une voix. Milei, l’économiste de génie, s’est mué en dompteur de marché, luttant pour que la monnaie reste à flot jusqu’à l’ultime bulletin.
Mais le voyage à Washington a tout bouleversé. Dans un moment d’improvisation flamboyante, Trump, fidèle à lui-même, a lâché la phrase fatale : « Si Milei perd, nous ne serons pas généreux avec l’Argentine. » En quelques minutes, les marchés argentins ont vacillé, les obligations ont chuté, le dollar a bondi. Cette parole, sortie d’un tempérament d’ogre, a suffi à ruiner des semaines d’efforts monétaires. À Buenos Aires, on a parlé de “contrôle des dommages”. En vérité, c’était déjà trop tard : la tempête était entrée par la fenêtre ouverte.
Milei, par tempérament, croit à la logique pure. Il s’est formé dans l’école de Menger, il cite Hayek comme d’autres invoquent Aristote. Pour lui, la société obéit à des lois économiques comme les planètes à la gravitation. Et dans ce sens, son programme est impeccable : austérité, discipline budgétaire, dérégulation. Un manuel de salut rationnel. Sauf que l’histoire, elle, n’est jamais rationnelle. Les peuples ne se sauvent pas par les équations, mais par les symboles.
Trump, lui, n’a pas de doctrine : il a l’instinct du fauve. Sa parole, brute, déchirante, a mis à nu la fragilité de Milei, celle d’un homme d’idées perdu dans le royaume des forces. Ce que Trump a dit en une phrase, le marché l’a compris mieux qu’aucun économiste : la politique n’obéit pas aux modèles, elle obéit à la puissance. L’Argentine peut être brillante sur le papier, mais elle reste à la merci d’un souffle venu de Washington ou de Pékin.
Ainsi, le président argentin, dans son exaltation de la liberté, découvre qu’il n’est libre que de croire. Son mérite est immense : il a redonné aux Argentins le goût du possible, il a rouvert la fenêtre d’un avenir sans inflation et sans corruption. Mais son erreur est d’oublier que l’économie, comme la mer, ne se gouverne pas : elle se négocie. Les peuples sont des océans qu’aucune équation ne retient.
Dehors, le vent s’était levé. Les pavillons claquaient, les goélands criaient au-dessus du port. J’ai fermé mon ordinateur et regardé l’horizon — cette ligne mouvante où le réel et l’espérance se confondent. Milei, me disais-je, est de ces capitaines qui connaissent la carte, mais pas toujours les courants. Il a raison trop tôt, ce qui est une autre manière d’avoir tort.
Pour paraphraser le Spengler de L’Homme et la Technique : « Ce n’est pas la vérité qui sauve les peuples, mais la conscience du danger. » Et c’est peut-être là, dans ce précipice entre l’idée et le réel, que se joue désormais le destin de l’Argentine.
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
Illustration : wikipedia (cc)
[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.
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2 réponses à “Le coup de vent de Washington”
Ces vlogs pertinents et étayés sur des réflexions personnelles est un nectar à lire. Merci.
Balbino Kate est un des plus brillants stylistes de la presse française. Félicitations. Claude Reichman