André Perrin : « Le nouveau progressisme, modelé par l’idéologie woke, est en rupture avec le progressisme des origines dont il trahit les idéaux » [Interview]

Philosophe agrégé, ancien inspecteur d’académie et essayiste rigoureux, André Perrin poursuit, avec Paradoxes de la pensée progressiste (éditions de L’Artilleur, préface de Jean-Claude Michéa), sa réflexion entamée dans Scènes de la vie intellectuelle (2016) et Postures médiatiques (2022) sur la dérive idéologique du monde intellectuel français.

Dans ce nouvel ouvrage, il démonte avec érudition et ironie les contradictions d’une gauche qui, au nom du “bien”, renonce à la raison, à la liberté d’expression et à l’universalisme pour céder au moralisme et au communautarisme woke.

Perrin y voit non pas une évolution, mais une trahison du progressisme des Lumières : celui de Condorcet, Hugo ou Zola, remplacé par une morale inquisitoriale qui traque la “déviance” dans les mots, les gestes et les pensées.

Dans cet entretien pour Breizh-info.com, il revient sur ce glissement du débat intellectuel vers la censure morale, sur la paralysie du pluralisme universitaire et sur la complicité des médias publics dans ce qu’il appelle une “pensée néo-progressiste” devenue l’ombre d’elle-même.

Breizh-info.com : Avant même de parler du contenu, un mot sur le titre : Paradoxes de la pensée progressiste. Est-ce encore le bon terme ? Le mot progressiste n’est-il pas devenu l’inverse de ce qu’il signifiait au XIXe siècle, à l’époque de la science, de la laïcité et de la liberté de penser ?

André Perrin : En effet, le bon terme aurait été : la pensée néo-progressiste car le nouveau progressisme, modelé par l’idéologie woke, est en rupture avec le progressisme des origines dont il trahit les idéaux. Le progressisme est né de la philosophie des Lumières et il a trouvé sa traduction politique dans la Révolution de 1789. Il croyait à l’universalité des droits de l’homme, au pouvoir de la raison, à la science, aux vertus émancipatrices du savoir, à l’instruction et à la laïcité. Et depuis l’affaire Dreyfus, il avait surmonté l’antisémitisme des penseurs socialistes du XIXème siècle. Ses figures tutélaires, Condorcet et Hugo, Zola et Jaurès seraient sans doute effarés de voir ce qu’il est devenu aujourd’hui, dans les rangs de La France insoumise en particulier, qui a rejeté l’universalisme au profit du communautarisme, qui, par démagogie clientéliste, a renoncé à la laïcité, et qui considère que l’antisémitisme est « résiduel » au moment où il progresse de façon exponentielle.

Breizh-info.com : Quand on entend aujourd’hui parler de “pensée progressiste”, ne s’agit-il pas d’un progrès moral autoproclamé, souvent hostile au progrès scientifique ou intellectuel ?

André Perrin : Oui, c’est l’effet produit par ce qu’on appelle le « politiquement correct ». Le politiquement correct, c’est l’intrusion de la morale, ou du moralisme, dans le débat intellectuel. Le propre du débat intellectuel, c’est de rechercher ensemble le vrai sous l’autorité de la seule raison. Le propre du politiquement correct, c’est de subordonner le vrai au bien – à l’idée qu’on se fait du bien : on va s’interdire – et interdire aux autres – d’admettre la vérité d’une proposition si elle est contraire à ce qui nous semble souhaitable ou si on juge qu’elle pourrait avoir des conséquences indésirables. À partir du moment où on a substitué la division du bien et du mal à la distinction du vrai et du faux, peu importe qu’une thèse ou un discours soit vrai ou faux : si son énonciation risque de « stigmatiser » une population exposée au racisme, même vraie, elle doit être passée sous silence. On se souvient en Grande Bretagne des affaires de Rotherham et d’Oxford où quelque 1500 jeunes filles avaient été battues, torturées et violées pendant des années sans que les autorités municipales et policières, pourtant dûment alertées, n’aient rien fait pour s’y opposer parce que les violeurs et les tortionnaires étaient d’origine pakistanaise, appartenaient donc à une minorité « racisée » qu’on ne pouvait mettre en cause sans se faire accuser de racisme.

Breizh-info.com : Vous parlez d’une “idéologie inquisitoriale”. Est-ce le prolongement du moralisme chrétien sous des habits laïques, ou bien une forme nouvelle de totalitarisme symbolique ?

André Perrin : Il y a en effet une filiation chrétienne du wokisme. C’est ce que Jean-François Braunstein a montré dans son livre La religion woke (Grasset, 2022) et j’ai moi-même publié sur cette question un petit texte intitulé Le christianisme est-il soluble dans le wokisme ? dans l’ouvrage collectif Face à l’obscurantisme woke paru cette année aux Presses universitaires de France. Le wokisme a une origine américaine et protestante qui a été mise en évidence par plusieurs historiens. Il partage un certain nombre de traits avec la religion et surtout il procède, comme le politiquement correct, de « bons sentiments » qui relèvent de la sensibilité chrétienne : la compassion pour les faibles, le souci des pauvres, le refus de l’injustice et des discriminations. Cependant, il y a des vertus chrétiennes qui deviennent folles, pour reprendre la formule de Chesterton et c’est ce qui se produit quand on passe de l’accueil bienveillant des « identités marginalisées » à la caution donnée à des idéologies qui sont la négation même de la théologie chrétienne, comme celles de Judith Butler ou d’Anne Fausto-Sterling. Et cela peut donner lieu, en effet, à des pratiques inquisitoriales qui visent à traquer dans le langage et le comportement des autres, toute hérésie, toute déviation par rapport aux nouveaux dogmes.

Breizh-info.com : Comment expliquer que des valeurs naguère de gauche (la liberté d’expression, la défense de la raison, la lutte contre l’antisémitisme) soient aujourd’hui mises en cause au nom même du progressisme ?

André Perrin : S’agissant de la liberté d’expression, une certaine gauche, celle qui a soutenu pendant des décennies des régimes totalitaires qui ont fait des dizaines de millions de morts, n’en a pas toujours été un farouche défenseur. Le 15 juillet 1954, Jean-Paul Sartre déclarait dans Libération : « La liberté de critique est totale en URSS ». La thèse selon laquelle il ne doit pas y avoir de liberté pour ceux qu’on désigne comme des ennemis de la liberté a laissé des traces jusque dans la gauche d’aujourd’hui. S’agissant de la raison et de la science, s’est d’abord développée, à la fin des années 60 et dans les années 70, l’idée selon laquelle le savoir était aliénant, qu’il était en lui-même un instrument de domination et d’oppression. La culture humaniste a été stigmatisée comme une culture « bourgeoise » dont seuls les « héritiers » pourraient s’approprier les codes. Parallèlement à cela, s’est aussi développée une critique de la raison et de la science, désignées comme « occidentales » dans une perspective « tiers-mondiste ». La science ne serait pas seulement un instrument d’oppression et de domination des classes populaires en Occident, mais de tous les damnés de la terre sur la planète. On peut voir là l’origine des délires wokes qui aujourd’hui font des mathématiques une science « raciste ». Quant à la lutte contre l’antisémitisme, elle a été abandonnée par ceux qui, eux-mêmes abandonnés par un peuple qui ne vote plus pour eux, s’efforcent de flatter une clientèle musulmane dans laquelle ils cherchent un peuple de substitution.

Breizh-info.com : Dans votre livre, vous montrez que la gauche dite “progressiste” nie l’existence du wokisme tout en en appliquant les codes. Selon vous, pourquoi ce refus de nommer ?

André Perrin : Pourquoi ceux qui, à l’origine se sont eux-mêmes désignés comme « wokes », c’est-à-dire des gens éveillés, vigilants, attentifs aux discriminations et aux injustices, refusent-ils aujourd’hui de se reconnaître comme wokes ? Manifestement parce qu’ils ont eux-mêmes disqualifié et ridiculisé cette attitude par leurs outrances, au point qu’elle est devenue un objet de risée. Et le refus de nommer est compréhensible chez des gens qui sont convaincus qu’il suffit de nommer pour faire exister, et donc de ne pas nommer pour faire disparaître. Tzvetan Todorov avait déjà bien vu que ne plus parler de femmes de ménage, mais de techniciennes de surface était une manière de « dissimuler ce qu’on jugeait inconvenant en lui donnant un nom convenable »1, donc de faire disparaître symboliquement en conservant réellement. De même, Judith Butler écrit que le sexe « est une construction culturelle au même titre que le genre »2. Ainsi, on fait exister en nommant aussi bien qu’on fait disparaître en cessant de nommer. Ce n’est pas la biologie qui détermine le sexe, mais le discours dans sa fonction performative : il suffit qu’un homme décrète qu’il est une femme pour le devenir réellement, pour qu’on l’inscrive à l’état-civil, et que pour que personne ne puisse dire le contraire sans le « mégenrer ». Tel serait le pouvoir du langage.

Breizh-info.com : Comment analysez-vous le rôle des grands médias publics, notamment Radio France, que vous dites marqués par un “progressisme de confort” ?

André Perrin : Je ne me souviens pas avoir utilisé l’expression « progressisme de confort », mais je ne la conteste pas. J’ai le souvenir de ce qu’étaient les médias publics dans les années soixante. Ils étaient caractérisés à la fois par des émissions d’une haute qualité sur le plan culturel – souvenez-vous de La caméra explore le temps, de Cinq colonnes à la une, du Dom Juan de Marcel Bluwal etc. – et par un contrôle assez étroit de l’information. C’était l’époque de l’ORTF qui, bien qu’un peu plus autonome que la RDF et la RTF qui l’avaient précédée, demeurait largement soumise à la tutelle de l’État. Il n’y avait qu’une seule chaîne de télévision et un ministère de l’information. Songez qu’après les élections présidentielles de 1965 où le candidat de la gauche avait mis en ballotage le Général de Gaulle et rassemblé 45% des suffrages au second tour, celui-là n’a pu reparaître à la télévision avant les élections législatives de 1967. En 1981, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, tout change : le journaliste gaulliste Michel Droit est remplacé pour la chronique matinale par le journaliste communiste Michel Cardoze … Seulement, dans les années et les décennies qui suivront, les choses ne changeront plus. Que le pays soit gouverné par la gauche ou par la droite, le service public restera orienté à gauche. Il s’est libéré de la tutelle du pouvoir politique, il est autonome par rapport à lui, mais il dépend désormais de l’orientation idéologique des journalistes. C’est une chose de notoriété publique, tantôt niée mollement, tantôt niée maladroitement comme lorsque la directrice de France Inter répond à un journaliste que la radio qu’elle dirige n’est pas de gauche, mais qu’elle est progressiste, tantôt reconnue sans vergogne comme lorsque Stéphane Guillon, mécontent d’en avoir été évincé, proclame à l’antenne que « France Inter est une radio de gauche qui se comporte comme la pire entreprise de droite ».

Breizh-info.com : Vous décrivez une université où l’on n’ose plus contredire la pensée dominante de peur de compromettre sa carrière. Est-ce là un signe d’effondrement du pluralisme intellectuel ? Peut-on encore espérer une université française libre et universaliste, ou faut-il désormais compter sur des circuits alternatifs — revues indépendantes, écoles privées, publications non conformistes — pour préserver la pensée critique ?

André Perrin : Oui, le pluralisme n’est pas moins menacé à l’Université que dans les médias publics. Ainsi Pierre Manent, disciple de Raymond Aron, a-t-il pu entrer à l’EHESS au début des années 90, avec l’appui de deux grands intellectuels de gauche, Claude Lefort et Pierre Vidal-Naquet. Il nous dit qu’aujourd’hui ce serait impossible et qu’il conseille aux jeunes collègues de se montrer prudents dans l’expression de leurs opinions tant qu’ils n’ont pas obtenu un poste inamovible. Jean-François Braunstein raconte, de la même manière, qu’il reçoit de nombreux messages de jeunes collègues qui lui disent qu’ils pensent comme lui, mais qu’ils ne peuvent pas en faire état car ils ne sont pas encore titularisés. On obtient plus facilement un financement pour faire une thèse sur la masculinité toxique ou l’oppression coloniale que sur la métaphysique d’Aristote. En matière de recrutement, on voit apparaître des postes à profil dont le caractère idéologique est patent. Je suis donc très inquiet sur l’avenir de l’université. Cependant je ne compte guère sur les solutions que vous envisagez, de même que je ne souhaite pas la privatisation du service public qui engendrerait quantité de ces effets qu’on appelle « pervers » quand ils se sont produits.

Breizh-info.com : Vous partagez avec Michéa une critique du libéralisme culturel autant que du capitalisme économique. Peut-on dire que vos deux démarches se rejoignent dans une défense de la décence commune chère à Orwell ?

André Perrin : Je partage avec Michéa sa critique du libéralisme culturel, mais pas celle du capitalisme ni du libéralisme économique. Michéa s’inscrit dans une tradition, marxiste et communiste, qui n’est pas la mienne. Certes, il a depuis longtemps pris ses distances avec le communisme de type soviétique et avec la version dogmatique du marxisme. Son communisme est d’inspiration libertaire, tout autant tributaire de Proudhon ou de Pierre Leroux que de Marx. Son marxisme est un marxisme critique, dans la lignée de celui d’un Castoriadis. Pour ma part, Michéa m’a un jour qualifié de « libéral à l’ancienne » et j’accepte volontiers cette dénomination. ». Elle signifie que mon libéralisme est dans la lignée de celui des pères fondateurs – comme vous le savez, le libéralisme d’Adam Smith est loin d’exclure toute intervention de l’État, y compris dans le domaine économique -, que je ne suis ni un « ultra-libéral », ni un libéral enthousiaste ou béat, mais plutôt un libéral « faute de mieux ». Je pense qu’à l’instar de la démocratie selon Churchill, le libéralisme est le pire des systèmes à l’exception de tous les autres. Cependant, je partage la critique que Michéa fait du libéralisme dans la mesure où elle est radicale, c’est-à-dire où elle prend le capitalisme, dont le libéralisme est la philosophie, comme un « fait social total », selon la formule de Marcel Mauss. Il informe, structure, irrigue toutes les dimensions de la vie sociale et tous les aspects des relations humaines : la logique marchande conduit au consumérisme dans l’École, dans la culture, dans le rapport à la nature. Elle abîme les liens sociaux et détériore la civilité ordinaire. En ce sens, comme vous le dites, nos deux démarches se rejoignent. J’ai entendu une fois une ancienne Secrétaire générale du Parti communiste dire : « Nous ne sommes pas contre l’économie de marché, nous sommes contre la société de marché ». J’aurais pu reprendre cette formule à mon compte. Évidemment Michéa m’aurait opposé que l’économie de marché conduit irrésistiblement à la société de marché.

1 Le Monde 18 mai 2015

2 Trouble dans le genre La Découverte, 2005, p.69

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
[cc] Article relu et corrigé par ChatGPT. Breizh-info.com, 2025, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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Une réponse à “André Perrin : « Le nouveau progressisme, modelé par l’idéologie woke, est en rupture avec le progressisme des origines dont il trahit les idéaux » [Interview]”

  1. Durandal dit :

    Bonjour,

    Quand même, cet auteur ne voit pas la vache de la révolution dans le couloir de ce néo progressisme. Le progressisme originel est anti-catholique par nature, et parfois même de manière assumée. La religion progressiste s’est construite en opposition à la religion catholique. Mais comme toute opposition, elle s’est construite à partir de ce qu’elle dénonçait. Ainsi le progressisme originel, se cherchant déjà comme religion à l’époque des Voltaire et des Robespierre, devait aboutir à une forme de totalitarisme, d’autant pire qu’il n’avait pas de Dieu, et pas de recherche cohérente sur le bien et le mal. Le progressisme dans son ensemble a été une forme de chute, dont nous payons le prix actuellement, et qui n’a pu survivre que sur les structures d’une société profondément chrétienne. La chrétienté disparaissant, il n’y a plus de progressisme possible. C’est pathétique. Une tentative de définition du bien et du mal sans Jésus, est vouée à l’échec. Il n’y a pas de vérité immanente, ce que nous prouve que trop et par l’absurde, les évolutions philosophiques du progressisme.

    Cdt.

    M.D

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