À l’heure où l’Union européenne prétend bâtir une autonomie stratégique crédible, une question dérangeante surgit, et est posée par Nicoletta Kouroushi, politologue et journaliste basé à Chypre : comment défendre l’idée d’une Europe souveraine tout en envisageant d’intégrer, à son propre programme de défense, un État qui conteste ouvertement les frontières et la souveraineté de plusieurs de ses membres ?
C’est pourtant ce que certains cercles bruxellois semblent prêts à accepter avec la Turquie, candidate autoproclamée à rejoindre SAFE, le nouveau fonds européen de 150 milliards d’euros destiné à renforcer les capacités militaires et technologiques du continent.
Une incohérence stratégique flagrante
Sous la présidence d’Erdogan, Ankara s’est affirmée comme une puissance révisionniste, contestant les frontières maritimes grecques, occupant militairement le nord de Chypre – territoire de l’Union européenne – et revendiquant, au nom de la doctrine de la « Patrie bleue », des zones entières de la Méditerranée orientale.
Loin d’agir comme un allié, la Turquie multiplie les provocations : manœuvres navales en zone européenne, ingérences en Libye et au Caucase, liens renforcés avec Moscou malgré les sanctions occidentales.
Un pays qui refuse d’appliquer les sanctions européennes contre la Russie, tout en développant une coopération militaire active avec le Kremlin, peut-il décemment prétendre à une place dans un dispositif censé garantir la sécurité du continent ?
Et pourtant, plusieurs capitales européennes, Berlin en tête, semblent prêtes à fermer les yeux. Sous prétexte de « dialogue », l’Allemagne aurait discrètement appuyé l’idée d’une participation turque à SAFE, tandis que le nouveau secrétaire général de l’OTAN aurait exhorté les États membres à « faire confiance » à Ankara. Une confiance bien mal placée, quand on sait que deux pays de l’Union – la Grèce et Chypre – vivent sous la menace permanente de l’armée turque.
Une puissance opportuniste, pas un partenaire fiable
La Turquie joue depuis des années un double jeu : membre officiel de l’OTAN, elle s’en sert pour obtenir des avantages diplomatiques et militaires, tout en menant une politique étrangère autonome, parfois directement hostile aux intérêts européens.
En Syrie, elle a imposé sa loi dans le nord du pays et négocié des accords de terrain avec Moscou. En Libye, elle a soutenu des factions rivales de celles appuyées par la France, tout en revendiquant des droits maritimes empiétant sur la zone économique grecque.
Dans le Caucase, elle a militairement épaulé l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, aggravant les fractures entre États européens.
Ce n’est pas le comportement d’un allié fidèle, mais celui d’une puissance qui instrumentalise son statut d’État charnière entre Orient et Occident pour monnayer son influence.
SAFE : un cheval de Troie dans la défense européenne
Admettre la Turquie au sein de SAFE reviendrait, ni plus ni moins, à ouvrir les portes d’un programme stratégique européen à un acteur concurrent.
Les entreprises turques de l’armement, souvent étroitement liées au pouvoir politique, auraient alors accès à des technologies sensibles et à des fonds européens.
Un paradoxe absolu pour un dispositif censé protéger l’Europe de ses vulnérabilités industrielles et sécuritaires.
SAFE devait incarner la renaissance d’une défense européenne autonome, capable de réduire la dépendance vis-à-vis de Washington. Si ce projet en vient à inclure un pays qui conteste ouvertement les frontières de deux États membres, alors son sens même disparaît.
La Grèce, par la voix de son Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, a clairement fixé la ligne rouge : pas de coopération militaire européenne avec un pays qui menace ses voisins et occupe illégalement un territoire européen.
Même son de cloche à Chypre, où le président Nikos Christodoulides a dénoncé l’hypocrisie d’une Europe prête à discuter avec un occupant tout en prêchant la souveraineté et le droit international.
Leur position ne relève pas d’un réflexe nationaliste, mais d’un simple rappel des principes fondateurs de l’Union. Car si l’Europe ne défend pas d’abord la souveraineté de ses propres membres, alors de quelle souveraineté parle-t-on ?
L’Europe entre autonomie et abdication
À mesure que la date limite des candidatures à SAFE approche, la tentation du compromis s’installe à Bruxelles : ménager Ankara au nom de la « stabilité régionale », quitte à piétiner ses propres valeurs. Mais une Union qui prétend construire son indépendance stratégique tout en confiant une partie de sa sécurité à un pays qui défie ses lois n’est pas souveraine. Elle est soumise.
La question n’est pas de nier la puissance turque. Elle est réelle, et Ankara restera un acteur incontournable de la Méditerranée. Mais un partenariat suppose des valeurs communes, une confiance réciproque et un respect des frontières. Rien de tout cela n’existe aujourd’hui entre la Turquie d’Erdogan et l’Europe.
Si l’Union européenne veut exister autrement que comme un marché ou une illusion bureaucratique, elle doit commencer par défendre ceux qui sont déjà en son sein. Tant que Chypre restera occupée, tant que la Grèce sera menacée, la participation turque à la défense européenne devrait être une absurdité non négociable. SAFE a été conçu pour protéger l’Europe. Y faire entrer un État qui la conteste reviendrait à en faire une forteresse dont les portes sont déjà ouvertes de l’intérieur.
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2 réponses à “L’Europe face à son aveuglement stratégique : la tentation turque, ou la négation même de la souveraineté”
Depuis 1999 la Turquie frappe à la porte de l’Europe pour y entrer. Membre associé depuis 1963 ,son adhésion au sein de SAFE sera peut être une avancée non négligeable à la construction de l’Oumma tant attendue par tous les musulmans du monde entier.
L’accointance de la Turquie avec l’Allemagne remonte à la fin du XIX siècle, les liens culturels, politiques, stratégiques perdurent.