Cinquante-trois ans après le drame, un ancien parachutiste britannique a été déclaré non coupable du meurtre de deux civils à Derry. Une décision qui divise profondément l’Irlande du Nord.
Plus d’un demi-siècle après le Bloody Sunday du 30 janvier 1972, la justice nord-irlandaise a rendu un verdict historique.
Un ancien membre du 1er bataillon du Parachute Regiment, connu sous le pseudonyme de « Soldier F », a été acquitté de deux meurtres et de cinq tentatives de meurtre. Ce jugement, prononcé par le juge Patrick Lynch à la Cour de Belfast, pourrait sceller le sort de la plupart des procès liés aux violences de l’époque des Troubles, en raison de l’ancienneté des faits et de la fragilité des preuves.
Le drame du Bloody Sunday
Pour les lecteurs français, il faut rappeler que le Bloody Sunday – ou « dimanche sanglant » – reste l’un des événements les plus marquants du conflit nord-irlandais.
Ce jour-là, des soldats britanniques ouvrirent le feu sur une marche pacifique pour les droits civiques à Derry, dans le quartier nationaliste du Bogside. Treize civils furent tués sur le coup, un quatorzième mourut plus tard de ses blessures, et plus de quinze personnes furent blessées, toutes non armées.
L’événement a profondément marqué la mémoire collective : pour les catholiques nationalistes, il symbolise la brutalité d’un État britannique oppresseur ; pour de nombreux unionistes, il reste un épisode tragique d’une période où l’Irlande du Nord était au bord de la guerre civile.
Âgé d’environ 75 ans, Soldier F était à l’époque caporal dans le régiment parachutiste.
Il était accusé d’avoir abattu Jim Wray (22 ans) et William McKinney (26 ans), ainsi que d’avoir tenté de tuer cinq autres personnes.
Le procès, mené sans jury pour éviter les pressions communautaires, reposait sur des témoignages recueillis il y a plusieurs décennies. Deux de ses anciens camarades, désignés sous les lettres G et H, avaient fait des déclarations incriminantes dans les années 1970 devant la police militaire, puis lors des grandes enquêtes publiques dites Widgery et Saville.
Mais le juge a estimé que ces témoignages étaient entachés d’irrégularités : ils avaient été obtenus sans cadre judiciaire formel, parfois sans présence d’avocats, et les témoins eux-mêmes, aujourd’hui décédés ou rétractés, étaient considérés comme peu crédibles.
« Ces déclarations ne peuvent être testées en justice comme le seraient des dépositions faites à la barre », a souligné le magistrat.
Résultat : les preuves sont jugées insuffisantes pour condamner l’ancien soldat.
Les familles des victimes dénoncent une justice à deux vitesses
Dans la salle d’audience, les proches des victimes ont accueilli la décision dans un silence lourd, avant de regagner Derry où ils ont observé une minute de recueillement au mémorial du Bloody Sunday.
L’un des frères des victimes, Mickey McKinney, a déclaré que la responsabilité de cet échec judiciaire revenait à l’État britannique et à l’armée, accusés d’avoir « couvert les crimes de leurs soldats pendant des décennies ».
Un avocat représentant plusieurs familles a même qualifié Soldier F de « soldat le plus protégé de l’histoire judiciaire britannique », dénonçant des décennies d’impunité.
À l’inverse, plusieurs associations d’anciens militaires ont salué « la fin d’une persécution judiciaire », estimant que les vétérans de l’armée britannique ont été injustement poursuivis pour des faits vieux de plus d’un demi-siècle, souvent sur la base de témoignages impossibles à vérifier.
La réaction politique a été immédiate et tranchée.
Les partis unionistes – favorables au maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni – ont dénoncé ce qu’ils appellent un « procès spectacle » monté pour des raisons politiques.
Doug Beattie, chef du parti unioniste d’Ulster, a estimé que le dossier était « voué à l’échec dès le départ ». Le leader du DUP, Gavin Robinson, a parlé d’un « verdict de bon sens », tout en appelant à une nouvelle approche pour « traiter le passé sans le réécrire ».
À l’inverse, la première ministre Michelle O’Neill (Sinn Féin) a dénoncé « une négation continue de la justice pour les familles de Derry », rappelant que « pas un seul soldat ni responsable politique n’a jamais été condamné » malgré les conclusions du rapport Saville en 2010, qui reconnaissait la responsabilité directe de l’armée britannique dans la mort de civils désarmés.
Un verdict aux conséquences durables
Ce jugement risque de geler la plupart des poursuites engagées contre d’anciens militaires pour des crimes commis pendant les Troubles (1969-1998).
Le juge a rappelé que la plupart des éléments disponibles – notes, dépositions, enquêtes publiques – ne peuvent plus être utilisés dans des procès pénaux, faute d’avoir été recueillis dans un cadre légal adapté.
Autrement dit, les crimes commis il y a plus de cinquante ans ne pourront presque jamais être sanctionnés, sauf découverte de nouvelles preuves matérielles.
Le commissaire aux anciens combattants d’Irlande du Nord, David Johnstone, a souligné que ce verdict illustrait le fossé mémoriel toujours béant entre communautés : « Ce procès a ravivé les douleurs du passé. Les vétérans se sentent persécutés, tandis que les familles des victimes ont le sentiment d’avoir été trahies. »
L’affaire du soldat F cristallise les dilemmes d’une société qui n’a jamais complètement refermé les blessures du conflit nord-irlandais. Entre 1969 et 1998, les Troubles ont fait plus de 3 500 morts, dont près de 90 % causés par des organisations paramilitaires, loyalistes comme républicaines.
Mais les crimes commis par les forces de l’ordre britanniques continuent, eux, de diviser profondément le pays : les uns y voient une volonté de justice tardive, les autres une chasse aux sorcières contre ceux qui ont servi « pour la paix ».
Cinquante-trois ans après le Bloody Sunday, la justice a parlé – sans apaiser personne. Pour les familles endeuillées, c’est un nouveau coup porté à leur quête de vérité.
Pour une partie de l’opinion britannique, c’est au contraire le signe qu’il faut enfin laisser le passé reposer.
Mais en Irlande du Nord, le passé ne repose jamais vraiment.
YV
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