De Jean Thiriart à Thomas Guénolé : le retour inattendu de la pensée continentale européenne

J’étais tranquillement attablé au bar des Brisants, à Léchiagat, un de ces après-midi où la lumière d’octobre s’attarde sur les coques des bateaux, les dorant comme du vieux cuivre. J’y goûtais ce calme d’après-marée que j’aime tant, quand le vent retombe et que les hommes du port, ayant fini leur journée, parlent peu. Soudain, j’aperçus Paule, la sinisante, mon ancienne compagne de conversation du bar de l’Océan. Cela faisait des semaines que je ne la voyais plus. Elle a traversé le pont qui sépare mon village du Guilvinec, remonté tout le quai sur son petit vélo, comme si un instinct sûr la guidait. Elle m’a trouvé, évidemment, à ma place ordinaire, près de la vitre, avec ma tasse de café refroidie et le journal encore plié. Elle s’est approchée, le téléphone à la main, l’œil vif, et m’a lancé : « As-tu lu la tribune de Thomas Guénolé dans le China Daily ? » Je lui ai répondu que non, et elle a ajouté, malicieuse : « Lis-la, tu seras enchanté. Pour une fois, Guénolé pense comme toi. »

Elle n’avait pas tort. Cet article est une pierre jetée dans la mare croupissante de la pensée européenne. Guénolé y parle d’autonomie, de souveraineté, de cette indépendance d’esprit que l’Europe a troquée contre la sécurité factice de son protectorat américain. Il écrit ce que tous savent et que nul n’ose plus dire : notre continent vit désormais sous tutelle. Les sanctions dites extraterritoriales, le gaz acheté au prix fort aux États-Unis, la dépendance militaire sous couvert d’«aide à l’Ukraine», tout cela compose le décor d’un servage moderne. Washington dicte, Bruxelles exécute, et les nations européennes payent leur docilité en dette et en silence.

Il y a là un renversement qui eût amusé Spengler : l’Ancien Monde devenu province de l’Occident nouveau. Ce que Guénolé énonce avec diplomatie, d’autres avant lui l’avaient crié dans le désert. Jean Thiriart d’abord, prophète du continent, affirmait qu’«une Europe qui n’est pas puissance est province.» Guillaume Faye, ensuite, donna à cette idée un visage futuriste, celui d’une Europe technicienne, énergique, décomplexée, redevenue bloc de civilisation. Tous deux avaient compris que notre salut ne viendra ni de l’Atlantique ni des sermons moralisateurs venus d’outre-mer, mais d’une pensée continentale, enracinée, lucide sur la réalité des rapports de force.

Guénolé, sans le dire et, peut-être même sans s’en rendre compte, se situe dans cette filiation. Son propos esquisse ce que j’appellerais un axe du réel : une Europe qui, cessant de s’agenouiller, se tiendrait debout dans le concert du monde. Il évoque la possibilité d’un partenariat avec la Chine, fondé non sur des illusions romantiques, mais sur des intérêts concrets : énergie, robotique, régulation numérique, recherche spatiale. Les complémentarités existent. L’Europe a la méthode, la précision, la rigueur scientifique ; la Chine possède la puissance industrielle, la rapidité d’exécution, la vision à long terme. Les États-Unis nous imposent des dépendances, Pékin propose des coopérations. Ce n’est pas la même grammaire du monde.

De Brest à Shanghai s’étend ce que Faye appelait la «grande masse continentale» : l’espace des peuples producteurs, des bâtisseurs, des ingénieurs. Face à eux, les puissances maritimes ne sont que des civilisations du flux, vivant de dette et de capture. L’opposition n’est pas morale, elle est organique : d’un côté le monde enraciné, de l’autre le monde liquide. Si demain devait naître un nouvel équilibre, il se ferait sur la terre ferme, entre les deux pôles de l’Eurasie, dans cet espace du milieu où la pensée grecque pourrait rencontrer la sagesse confucéenne.

Ce que les diplomates nomment avec prudence «coexistence pacifique» recouvre en réalité une vision du monde. Les Cinq Principes cités par Guénolé, souveraineté, non-ingérence, égalité, bénéfice mutuel, paix, sont les mots d’une philosophie de la mesure. L’Amérique, dans son messianisme, ne connaît que la conversion ; la Chine, elle, connaît la cohabitation. Elle n’exige pas que nous soyons Chinois, elle nous invite à redevenir Européens.

Ainsi s’esquisse une perspective que nos élites, pétries d’atlantisme, n’osent plus imaginer : celle d’une Europe auto-centrée, consciente d’elle-même, dialoguant d’égal à égal avec la Chine, non par soumission, mais par convergence de destin. Faye aurait dit : une alliance du futur et de la mémoire, de la technique et de la tradition.

En terminant l’article, j’ai songé à un vieux marin, né en Normandie, qui habitait juste de l’autre côté de la rue, derrière le bar des Brisants, où son épouse bigoudenne tenait jadis un petit bistrot depuis longtemps fermé. Il me parlait, quand j’avais quinze ou seize ans, de ses séjours avant-guerre en Chine à bord d’un aviso de la marine française, de ses escales à Shanghai, des rizières vues depuis le fleuve comme un damier vert sous la brume. J’écoutais sans comprendre que, pour lui, la Chine n’était pas une abstraction, mais une rive. Depuis ce temps, je garde en mémoire cette idée simple : pour ceux qui vivent au bord de la mer, la Chine n’est jamais bien loin. Jadis, à la Cour, on se plaignait, dit-on, que les Bretons fussent mieux informés de ce qui se passait à Pékin qu’à Versailles. Cela me fait sourire : ce n’était pas de la curiosité, c’était la fidélité instinctive des peuples de mer aux routes du monde réel et à leur certitude que les grandes alliances, comme les grandes marées, naissent toujours du mouvement des masses, jamais du frémissement des vagues.

Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées

Illustration : DR
[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.

Breizh-info.com, 2025, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

Cet article vous a plu, intrigué, ou révolté ?

PARTAGEZ L'ARTICLE POUR SOUTENIR BREIZH INFO

3 réponses à “De Jean Thiriart à Thomas Guénolé : le retour inattendu de la pensée continentale européenne”

  1. Ronan dit :

    Demat viendrais je en vélo vous dire que nous allons désormais nous européens dépendre des « Chinetocs » au lieu des States ? Alors Frexit m’irait mieux ; Europe des Nations de De Gaulle qui avait reconnu la Chine à sa juste valeur = oui absolument aussi. La vraie voie est de reprendre notre souveraineté, notre monnaie et de reprendre de vrais échanges commerciaux avec les Brics.
    Salut.

  2. Durandal dit :

    Bonjour,

    Aller du Charybde américain au Scylla européen, quelle belle perspective pour un tout bateau breton.

    Cdt.

    M.D

  3. Pschitt dit :

    Toujours plus à l’Est ! Une certaine extrême-droite occidentale a espéré en Hitler. Il s’est lancé dans une guerre désastreuse qui a été une catastrophe historique pour son pays. Puis elle a espéré en Poutine. Il s’est lancé dans une guerre désastreuse qui en toute hypothèse aura été une catastrophe pour son pays. Va-t-elle à présent espérer en Xi Jinping, en attendant qu’il se lance dans une guerre désastreuse pour conquérir Taiwan ?

    La Chine est redevenue l’empire du Milieu. Elle ne s’intéresse à l’Europe que pour ce que celle-ci peut encore lui apporter, après lui avoir déjà transféré une grande partie de sa capacité industrielle et une part croissante de sa R&D.

    Peut-être la Chine s’intéressera-t-elle un jour à l’Europe comme l’Europe s’intéressait jadis à la Chine : tantôt comme une ancienne gloire à mettre en coupe réglée (nous obligera-t-elle à consommer ses poupées pédophiles comme elle a un jour été obligée de consommer de l’opium ?), tantôt comme une population misérable à laquelle envoyer un peu d’aide humanitaire. Mais pour l’instant, elle agit au mieux de ses intérêts, ce n’est pas la peine de se tordre d’affection à ses pieds.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

ARTICLES EN LIEN OU SIMILAIRES

International, Tribune libre

Flottille vers Gaza : une fin pathétique en direct sur Instatweet [L’Agora]

Découvrir l'article

Sociétal

Ensauvagement et démocratie. Débat explosif entre Laurent Obertone et Thomas Guenolé

Découvrir l'article

A La Une, Politique

Thomas Guénolé (Manuel de résistance à l’extrême droite) : « Je propose d’interdire le Rassemblement national pour provocation à la haine et à la discrimination » [Interview]

Découvrir l'article

Politique

Thomas Guénolé. 400 millions de morts de la mondialisation ?

Découvrir l'article

A La Une, Politique

Thomas Guénolé. Harcèlement sexuel et « méthodes staliniennes » : La France insoumise voit rouge

Découvrir l'article

Culture, Culture & Patrimoine

Jean Thiriart : L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin

Découvrir l'article

Vu ailleurs

Médias. Premier colloque du comité Orwell

Découvrir l'article

PARTICIPEZ AU COMBAT POUR LA RÉINFORMATION !

Faites un don et soutenez la diversité journalistique.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur Breizh Info. Si vous continuez à utiliser le site, nous supposerons que vous êtes d'accord.

Clicky