Dans l’imaginaire européen, peu de traditions ont conservé une telle puissance évocatrice que celles issues du monde celtique. Au croisement du sacré, du merveilleux et de l’inquiétante étrangeté, la Banshee occupe une place singulière : messagère nocturne, figure féminine à la fois redoutée et respectée, elle traverse les siècles comme l’un des symboles les plus tenaces de la culture irlandaise.
Pour comprendre cette présence persistante, nous avons rencontré Frédéric Kurzawa, théologien catholique, fin connaisseur de l’Irlande et membre de plusieurs sociétés savantes dédiées aux études celtiques. À travers son ouvrage consacré à la Banshee (Yoran Embanner) et à l’ensemble des figures féminines féeriques du monde irlandais, il explore ce patrimoine immatériel où se mêlent mythologie, religion, littérature populaire et mémoire rurale.
Son travail met en lumière un univers où les femmes surnaturelles ne sont pas de simples silhouettes légendaires, mais des actrices centrales d’un imaginaire façonné par la mort, l’avertissement, la protection ou la transgression. Un imaginaire encore vivant, transmis de génération en génération, et qui continue de fasciner bien au-delà des frontières de l’Irlande.
Une plongée rare dans ce que l’Europe a produit de plus ancien, de plus mystérieux et de plus enraciné.
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Breizh-info.com : Qu’est-ce qui, en tant que théologien et spécialiste des mondes celtiques, vous a poussé à consacrer un ouvrage entier à la Banshee et aux figures féminines féeriques ?
Frédéric Kurzawa : Ce qui m’a poussé à écrire un ouvrage sur la banshee est ma passion pour l’Irlande, pour tous les aspects de la culture irlandaise, que ce soit dans le domaine religieux ou dans le domaine profane. J’apprécie beaucoup ce pays, son passé, sa mythologie, sa foi (qu’elle soit chrétienne ou païenne), sa musique, sa littérature, ses traditions populaires. Et la banshee s’inscrit dans cette tradition populaire, formule que je préfère à folklore (à moins de dissocier folk = peuple et lore = récit à coloration fantastique). J’ajoute que je me suis intéressé depuis longtemps à la littérature qui touche à l’imaginaire sous toutes ses formes (j’ai d’ailleurs collaboré à la revue Fiction pendant neuf ans). J’ai fait paraître deux recueils de nouvelles fantastiques, Les brumes de l’Autre Monde et Aux confins de l’Angoisse, ainsi qu’un roman fantastique, Les lavandières maudites, aux éditions des Montagnes Noires, une histoire basée sur la légende des kannerezed noz, elles-mêmes des annonciatrices de la mort.
Breizh-info.com : Comment définiriez-vous la Banshee à quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler ? Esprit ? Fée ? Messagère ?
Frédéric Kurzawa : La banshee est une créature féminine, plus ou moins fantomatique, qui se manifeste généralement la nuit, soit sous l’apparence d’une sorcière de petite taille, soit plus souvent sous l’apparence d’une femme de grande taille blonde. C’est ce dernier cas qui est le plus fréquent. Par son cri perçant dans la nuit, elle annonce une mort imminente à l’instar du chien qui hurle à la mort. En ce sens, elle est un intersigne cher à Anatole Le Braz. On l’a parfois comparée à une fée ou à une créature mythique, mais en réalité, elle est un élément du folk-lore ou de la tradition populaire. Elle intéresse sans doute davantage les ethnologues qui ont à son sujet matière à disserter.
Breizh-info.com : Vous dites que de nombreux Irlandais considèrent encore la Banshee comme une réalité. Qu’est-ce qui, selon vous, perpétue cette croyance ?
Frédéric Kurzawa : La pérennité de la croyance en la banshee tient essentiellement aux Irlandais dont l’esprit est beaucoup moins cartésien que celui des Français. Les Irlandais sont encore de grands enfants et ils n’ont pas perdu cet émerveillement qui a bercé notre enfance. C’est aussi une différence de perception de leur rapport à la mort. Et puis, il y a la nature de la société irlandaise, encore essentiellement rurale. La croyance en la banshee est encore fortement ancrée dans les campagnes, même si elle tend à s’effacer progressivement à cause du modernisme. Cela ne veut pas dire que les Irlandais de la campagne sont des attardés ou des ploucs, mais tout simplement qu’ils sont attachés à leur patrimoine populaire dont la banshee est un élément, tout comme l’Ankou l’est en Bretagne armoricaine.
Breizh-info.com : Votre étude dépasse la Banshee seule. Quelles autres figures féminines féeriques vous semblent essentielles pour comprendre l’imaginaire celtique ?
Frédéric Kurzawa : L’imaginaire celtique regorge de figures féminines. Parmi toutes ces divinités qui prennent place dans le panthéon des déesses celtiques, il y a la Mór-Ríoghain (ou Morrigan) qu’on retrouve dans la fée Morgane, personnage du cycle arthurien, la déesse Brighid (ou Brigantia), la fée Mélusine, annonciatrice de la mort de la famille Lusignan, la déesse Macha, sœur de deux autres déesses, la Mór-Ríoghain déjà évoquée et la déesse Bodb (ou Badb). Il y a encore d’autres divinités féminines. Mais il y a aussi ces femmes merveilleuses, véritables héroïnes présentes dans les récits épiques irlandais. Il suffit d’évoquer les amours entre Diarmaid et Grainne (ou Dermot et Grania) qui inspirèrent le récit de Tristan et Iseut, sans oublier la reine Maeve, une figure dominante, énergique et déterminée, tant sur le plan militaire que sexuel. Il y en a bien d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, mais on constate qu’en ces époques lointaines, les femmes n’avaient pas besoin d’être féministes pour se montrer l’égal des hommes.
Breizh-info.com : Quel rôle jouent ces femmes surnaturelles : protectrices, annonciatrices, séductrices, avertisseuses ?
Frédéric Kurzawa : Le rôle qu’elles jouent est bien sûr d’avertir d’une mort imminente les familles ou les personnes à qui elles s’adressent. Il y avait autrefois en Irlande des familles qui avaient leur banshee attitrée. Ils en avaient même parfois deux, une bienveillante, l’autre malveillante (et parfois, dans des cas très rares, une troisième qui était neutre). Leur manifestation sert surtout à avertir les personnes d’une mort imminente d’un de leurs proches, car certaines banshees peuvent avertir de la mort d’un être qui demeure en pays étrangers. Beaucoup d’Irlandais ont appris la mort d’un de leurs proches expatrié en Amérique. Comme quoi la banshee peut s’exporter, du moment qu’on est irlandais…
Breizh-info.com : Le féminin occupe une place très forte dans les mythologies celtiques. Que nous dit cette importance du statut symbolique des femmes dans les sociétés anciennes ?
Frédéric Kurzawa : Cela montre que les hommes étaient moins machos que dans les sociétés méditerranéennes (y compris dans l’Empire romain) et qu’ils respectaient davantage leur épouse. N’oublions pas que des femmes pouvaient être druidesses. Elles pouvaient occuper des fonctions qui ne leur étaient pas réservées dans d’autres sociétés.
Breizh-info.com : Vous êtes docteur en théologie : comment les croyances féeriques se sont-elles articulées avec le christianisme en Irlande, Écosse ou Bretagne ?
Frédéric Kurzawa : Il n’y a eu aucun problème avec le clergé irlandais qui s’en est accommodé et a été plutôt bienveillant avec ces messagères de la mort. En Écosse et au pays de Galles, le clergé catholique s’est également montré bienveillant ; en revanche, dans les régions protestantes, l’accueille n’était pas aussi favorable, ces créatures étant considérées comme des superstitions malsaines, mais il n’y a pas eu de campagnes visant à en supprimer la croyance.
Breizh-info.com : La Banshee est-elle une survivance païenne ou une figure réinterprétée dans un cadre chrétien ? Les moines celtiques ont-ils cherché à combattre ces croyances, à les intégrer, ou simplement à les tolérer ?
Frédéric Kurzawa : La banshee est probablement une survivance païenne car on dispose de textes mythologiques qui préfigurent sa venue. Parmi ces sources, il faut citer la Táin Bó Fraích ou L’enlèvement des vaches de Fraích dont le récit se déroule à la cour de la reine Medb et du roi Ailill à Cruachain, dans le Connaught. Il y a également le récit de la bataille de Clontarf où le Grand-Roi irlandais Brian Boru est averti par la fée (ou déesse) Aoibheall qu’il perdra la vie au cours de cet affrontement. Il existe encore d’autres récits, mais on peut ajouter que les déesses Bodb, Macha et Mór-Ríoghain sont trois préfigurations de la banshee.
Quant aux moines celtiques du haut Moyen Âge, ils ne sont pas préoccupés des banshees, car ils en ignoraient l’existence à leur époque. La banshee avec les caractéristiques qu’on lui connaît apparaît vers le 16e siècle et n’a pas fait l’objet de critiques de la part de l’Église.
Breizh-info.com : Comment ces récits ont-ils survécu, malgré l’urbanisation, la mondialisation et l’effacement des cultures locales ?
Frédéric Kurzawa : Ces récits ont surtout survécu dans les campagnes irlandaises et écossaises. La tradition orale a permis la transmission des histoires anciennes relatives à ces messagères de la mort aussi bien en Irlande qu’en Écosse. Il y avait en Irlande des réunions appelées bothántaíocht qui désigne l’acte de visiter les maisons des voisins pour les loisirs ou les commérages. C’est une pratique typiquement irlandaise. L’irlandais scoraíocht désigne un loisir du soir ou une soirée sociale (une soirée pour se socialiser, échanger des propos ou des ragots). En Écosse, il existait des réunions similaires. Dans une communauté agricole, les personnes travaillent ensemble dans les champs durant la journée et discutent ensemble à la maison durant la nuit. Cette réunion est appelée ceilidh. Le ceilidh est un divertissement littéraire où l’on répète et récite des histoires et des contes, des poèmes et des ballades, où l’on chante des chansons, où l’on pose des énigmes, où l’on cite des proverbes et où l’on aborde et discute de nombreux autres sujets littéraires. Ce genre de réunions était essentiel pour entrenir la croyance en la banshee et autres messagères de la mort.

Breizh-info.com : Existe-t-il des équivalents à la Banshee dans les autres pays celtiques : Bretagne, Pays de Galles, Écosse ?
Frédéric Kurzawa : En plus de la banshee irlandaise, il y a la bean-nighe écossaise, la gwrach-y-rhibyn galloise, la kannerez noz bretonne, la fée Mélusine et on peut y ajouter les Dames Blanches, pour ne citer que les principales. Mais il y en a certainement d’autres moins connues.
Breizh-info.com : Pensez-vous que la Banshee puisse encore parler à la jeunesse irlandaise ou européenne ?
Frédéric Kurzawa : Oui, la banshee continue à parler à la jeunesse irlandaise. Son mythe est toujours entretenu par le milieu familial et même à l’école primaire. Cela fait partie de l’identité irlandaise comme les croix font partie de l’identité corse…
Je pense cependant que la banshee traditionnelle, celle de la tradition populaire, pourrait de plus en plus céder la place à la banshee littéraire. Car la banshee occupera toujours une place dans la mémoire collective du peuple irlandais, au même titre que les leprechauns ou les pookas, mais elle risque de se muer en une créature plus fantastique que folk-lorique, surtout si le cinéma s’empare de son image pour la transformer en une créature effrayante.
Breizh-info.com : La Banshee annonce la mort, mais quelle vision de la mort transmet-elle : fatalité, passage, avertissement ?
Frédéric Kurzawa : La banshee annonce aussi bien des morts logiques, celle d’un vieillard arrivé au terme de sa vie ou d’une personne atteinte d’une maladie incurable qui arrive en phase terminale, que des morts accidentelles, en particulier quand il s’agit d’un jeune victime d’un accident de la route. Certes, ce sont dans la majorité des cas des personnes âgées ou malades dont le décès est imminent.
Breizh-info.com : Que souhaitez-vous que le lecteur retienne de ce voyage au cœur du merveilleux celtique ?
Frédéric Kurzawa : Comme j’ai toujours été attiré par le merveilleux, et a fortiori par le merveilleux irlandais, je souhaite que les lecteurs apprennent à mieux connaître ces créatures nocturnes qui restent entourées d’un voile de mystère et qu’ils les découvrent au travers de ces lignes plutôt qu’en croisant leur chemin un soir de nouvelle lune. Mon objectif a surtout été de faire connaître ces créatures à un large public plutôt qu’à un public académique. C’est bien le but de la littérature populaire et la banshee doit rester dans le domaine de la culture populaire et ne pas être confisquée par un cénacle d’esprits brillants, même si ces derniers peuvent également y trouver leur compte (ou leur conte).
Propos recueillis par YV
Le livre est à commander chez Yoran Embanner : soutenez un éditeur éveilleur de peuples, en commandant directement sur son site.
Illustration : DR
[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.
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