Je lis Libération au comptoir d’un café battu par le vent, là où les journaux arrivent encore chargés d’embruns et d’air froid. Le quotidien s’alarme, une fois de plus. Non d’une guerre, ni d’un attentat, ni même d’une faillite nationale, mais d’un scandale éditorial. Des livres mal pensants, négationnistes, racistes, sulfureux, circuleraient encore sur Amazon, à la Fnac, chez Cultura. L’émoi est réel, presque douloureux. Après tant d’années de vigilance morale, de signalements, de campagnes et de pressions, voilà que l’hydre respire encore. La gauche découvre, avec une stupeur mal contenue, que la censure ne suffit jamais à faire disparaître ce qu’elle désigne comme le mal.
Ce désarroi dépasse de loin la question des livres. Il révèle une obsession plus profonde, presque maladive, celle de vouloir rendre impossible l’expression même de la dissidence. La censure des ouvrages reste marginale, coûteuse, visible, donc contestable dans un pays qui se réclame encore de Voltaire. La censure de la parole, en revanche, se développe sans bruit, par capillarité juridique, par intimidation judiciaire, par climat moral. Elle ne consiste plus à interdire frontalement, mais à dissuader, à rendre risquée, épuisante, socialement et pénalement coûteuse toute prise de parole hétérodoxe.
Avant l’irruption d’Éric Zemmour dans le paysage médiatique, évoquer le Grand Remplacement, citer des statistiques de délinquance impliquant des étrangers, ou simplement poser certaines questions démographiques suffisait à vous conduire devant un tribunal. C’est toujours le cas aujourd’hui, même si les procureurs semblent parfois faire preuve de davantage de scrupules, conscients que l’acharnement judiciaire finit par produire l’effet inverse de celui recherché. La parole dissidente n’a pas disparu, elle s’est déplacée, durcie, parfois radicalisée, précisément parce qu’on a voulu l’étouffer.
Le cœur du dispositif repose sur un mot devenu central, celui de « haine ». Cette catégorie n’est ni ancienne, ni neutre, ni européenne. Elle est une importation récente du monde anglophone, forgée dans les années 1980 et 1990 aux États-Unis et au Royaume-Uni, dans le creuset du militantisme identitaire et du droit antidiscrimination. Le « hate speech » ne désignait pas initialement un appel à la violence au sens strict, mais toute parole perçue comme hostile à des groupes définis non plus politiquement, mais anthropologiquement, par la race, le sexe, l’orientation ou la croyance.
La France a importé ce concept sans examen sérieux, comme on adopte un mot à la mode sans en interroger la généalogie. Le terme de haine, vidé de son sens affectif originel, est devenu un outil administratif et judiciaire. Il permet d’agréger sous une même accusation des réalités pourtant hétérogènes, la critique politique, l’analyse sociologique, l’ironie, parfois même le simple constat statistique. Ce qui dérange la doxa majoritaire est requalifié en haine, puis soustrait au débat.
L’article de Libération s’inscrit pleinement dans cette logique. Les ouvrages incriminés ne sont pas seulement présentés comme erronés ou excessifs, ils sont décrits comme porteurs de haine. Dès lors, la discussion n’a plus lieu d’être. La question n’est plus de savoir s’ils convainquent, ni même s’ils sont lus, mais pourquoi ils existent encore. Leur simple présence devient une anomalie morale.
Ce réflexe est profondément continental. La France et l’Allemagne, plus que d’autres nations occidentales, ont fait de la police du discours un pilier de leur ordre moral d’après-guerre. Les lois mémorielles, la pénalisation de certains récits historiques, procèdent de cette même logique. Des régimes nés de la défaite, ou du compromis, ont choisi de sacraliser un récit fondateur et de transformer toute remise en cause en faute civique. Carl Schmitt observait que les vaincus ne se contentent pas d’obéir, ils finissent par défendre avec zèle la morale imposée par leurs vainqueurs.
L’année 2024 a marqué un seuil symbolique. Pour la première fois sous la Ve République, un ministre de l’Intérieur a interdit préventivement un colloque, non pour des violences anticipées, ni pour des appels explicites à l’insurrection, mais par crainte que des propos jugés « dangereux » puissent y être tenus. Le délit n’était plus dans l’acte, ni même dans la parole prononcée, mais dans la possibilité abstraite d’un discours déviant. L’État ne sanctionnait plus ce qui avait été dit, il anticipait ce qui aurait pu l’être.
Or c’est ici que le paradoxe devient criant. Ces mêmes États, si prompts à traquer la haine supposée dans les livres et les conférences, se montrent d’une prudence extrême face à une violence bien réelle, répétée, meurtrière, d’origine religieuse. Attentats, assassinats, profanations, agressions antisémites commises au nom d’un islam politique radical jalonnent désormais la vie européenne. Les faits sont établis, les slogans sont criés, les motivations revendiquées. Pourtant, les autorités hésitent, temporisent, euphémisent. Là où le livre inquiète, le couteau est relativisé.
La parole hérétique obsède plus que la violence agissante, parce qu’elle menace le récit fondateur, tandis que l’acte, aussi sanglant soit-il, peut encore être traité comme un accident social, un dérèglement individuel, un problème de contexte. On censure ce qui dérange symboliquement, on compose avec ce qui tue réellement.
Guillaume Faye notait que l’Europe contemporaine souffre moins d’un excès de brutalité que d’un excès de scrupules moraux mal placés. L’inflation du mot « haine » en est l’un des symptômes les plus visibles. À force de vouloir purifier le langage, on s’interdit de nommer le réel. À force de criminaliser les mots, on se rend aveugle aux actes. La censure devient un substitut commode à l’action, et la morale, un paravent.
Le scandale soulevé par Libération n’est donc pas celui de quelques livres mal rangés dans des catalogues en ligne. Il est celui d’un monde qui ne sait plus convaincre, et qui, ayant renoncé au débat, ne dispose plus que de l’interdit. Aucune civilisation ne s’est jamais sauvée en administrant la parole comme un poison, pas davantage en fermant les yeux sur la violence réelle pour mieux traquer les mots.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
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