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Yann Caspar : « Edward Bernays l’a emporté sur Goebbels et les propagandistes soviétiques » [Interview]

Comment comprendre l’ère de propagande sous laquelle nous vivons aujourd’hui ? En plongeant dans ses racines, et dans le cerveau de ses créateurs. Parmi ceux là on trouve un personnage méconnu du grand public, Edward Bernays, à qui notre confrère Yann Caspar vient de consacrer un livre.

Ce livre, édité chez la Nouvelle librairie (à commander ici) retrace l’histoire de l’homme qui murmurait à l’oreille des foules. Celui que l’on surnomme le « père de la propagande moderne » aura passé sa vie à manipuler l’opinion publique. Et avec quel succès ! Doublement neveu de Freud par son père et sa mère, il appliqua aux relations publiques les intuitions de son oncle en matière de psychologie, et reste celui qui aura convaincu les femmes américaines de se mettre à fumer ! Un redoutable charmeur de serpents, en somme, capable d’envoûter des populations. Et le talent est héréditaire puisque son petit-neveu Marc Randolph n’est autre que le cofondateur et premier PDG de Netflix, plateforme d’endoctrinement dont l’auteur de Propaganda n’aurait pas même rêvé. Profondément ancrées dans le xxe siècle, la vie et l’œuvre de Bernays restent incontournables pour comprendre les mécanismes de propagande contemporains. Yann Caspar les présente admirablement.

Journaliste franco-hongrois installé à Budapest, Yann Caspar est spécialisé dans les questions politiques et économiques des pays d’Europe centrale et orientale. Il est notamment l’auteur de Chroniques littéraires d’Europe centrale (éditions du Cygne, 2022) et co-auteur de Viktor Orbán, douze ans au pouvoir (Visegrád Post, 2022).

Nous l’avons interrogé ci-dessous.

Breizh-info.com : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Yann Caspar : Je suis journaliste et juriste franco-hongrois installé à Budapest et spécialisé dans les questions politiques et économiques centre-européennes. Connaissant bien la Hongrie et les attaques dont elle fait l’objet depuis plus d’une décennie, je suis familier de toute la propagande occidentale qu’il faut nécessairement décortiquer et passer au peigne fin si l’on veut avoir une vision claire de la politique menée par Viktor Orbán depuis 2010.

C’est donc en grande partie en raison des mes travaux sur la Hongrie que je me suis de plus en plus intéressé aux méthodes de propagande, à leur histoire et à leur actualité.

Breizh-info.com : Edward Bernays est un personnage important du XXe siècle mais méconnu du grand public. Pouvez vous nous le présenter ?

Yann Caspar : Il est en effet relativement peu connu en Europe. En France, ce sont plutôt des milieux liés à la gauche altermondialiste, tiers-mondiste et antiaméricaine qui connaissent l’œuvre de Bernays. À droite, très peu le connaissent. Il y a pourtant dans Bernays l’essentiel permettant de saisir le fonctionnement de la machine de propagande qui donne le la sur les questions d’identité et d’immigration, des thèmes évidemment complètement délaissés par la gauche.

Edward Bernays est né en 1891 à Vienne dans une famille de la bourgeoisie juive et il est le double-neveu de Sigmund Freud. Alors qu’il n’a à peine que quelques mois, il émigre à New York avec ses parents, où il mènera une longue carrière dans les milieux de la presse, des affaires et de la politique. Son nom reste associé à des grandes affaires commerciales et politiques du siècle passé, dans lesquelles il a joué un rôle plus ou moins direct : la commission Creel, le petit-déjeuner à l’américaine, le tabagisme féminin, ou encore la guerre civile guatémaltèque.

Mort centenaire en 1995, il a traversé tout le XXème siècle et en est une figure décisive quand on s’intéresse aux relations publiques, à la communication, aux « progrès sociétaux » et la guerre de l’information menée par les États-Unis contre ses ennemis. Le magazine Life l’a d’ailleurs classé parmi les 100 Américains les plus influents du XXème siècle.

Breizh-info.com : Votre livre s’attache plus particulièrement à montrer son rôle de père de la propagande moderne. Dans un contexte de propagande totalitaire au XXe siècle, ses méthodes et propositions dénotaient toutefois. Expliquez-nous.

Yann Caspar : Tout à fait. Edward Bernays est un des pères de ce qu’il est convenu d’appeler la propagande horizontale, qui s’oppose à la propagande verticale, plus connue, ayant été massive en Allemagne nazie et en Russie soviétique. La propagande bernaysienne est antérieure à ces deux exemples de propagande verticale et contraignante. C’est un premier sujet délicat auquel permet de toucher la connaissance du parcours et de l’œuvre de Bernays : les grandes propagandistes des systèmes totalitaires du siècle passé se sont en partie inspirés de la propagande déjà théorisée et pratiquée depuis quelques années aux États-Unis.

On connait la suite : Bernays l’a emporté sur Goebbels et les propagandistes soviétiques. La propagande bernaysienne est fine, imperceptible, elle ne pratique ni l’injonction ni la contrainte physique, ce qui l’a rend éminemment plus viable. Bernays reprend les travaux de la sociologie et de la psychologie, dont par exemple l’œuvre de Gustave Le Bon, mais aussi celle de son oncle Freud, pour identifier un « inconscient des foules ». Terme assez vague sur le plan scientifique, il n’en reste pas moins le pivot de l’action de Bernays : casser la raison raisonnante individuelle et souffler sur les passions et les instincts de groupe. Aussi, Bernays comprend que c’est le couple progrès/liberté qui est le plus susceptible de manipuler les foules. La propagande bernaysienne joue sur une promesse d’émancipation. C’est peut-être en cela qu’elle est la plus efficace.

Breizh-info.com : Votre livre fait le lien avec le XXème siècle et l’hérédité entre le PDG de Netflix actuel et Edward Bernays. Quelle est l’influence du dernier sur le premier ?

Yann Caspar : Le cofondateur et premier PDG de Netflix, Marc Randolph, est en effet le petit-neveu d’Edward Bernays. Cette filiation est absolument extraordinaire. De Freud, l’homme de l’inconscient et des désirs, on en arrive à ce bijou de manipulation des masses qu’est Netflix, avec au milieu de la chaîne Bernays, dont le sous-titre de l’ouvrage-phare n’est autre que « Comment manipuler l’opinion en démocratie ».

Dans cet ouvrage, Bernays reconnaît que le cinéma est ce qui permet la propagande la plus efficace. Il aurait absolument été subjugué par les exploits de son petit-neveu. Bien plus que n’importe quelle communication gouvernementale, Netflix permet d’orienter les esprits, de les façonner et de les préparer à une série de « progrès », qui, s’ils étaient simplement imposés d’en haut, feraient immédiatement l’objet d’un rejet. Ce travail au corps de la population, imperceptible et a priori indolore, voire agréable, est parfaitement bernaysien.

Breizh-info.com : Une des clés de la propagande « soft », est le refus de toute contrainte, bien plus que la coercition (que les masses ont vécu au XXème siècle). En quoi est-ce bien plus puissant ?

Yann Caspar : Et c’est peut-être d’ailleurs en ce sens qu’elle est en train de prendre fin. Je consacre tout un chapitre à cette question : Bernays au XXIème siècle. Depuis quelques temps, on constate en effet que le pouvoir n’hésite plus à contraindre, une approche fondamentalement anti-bernaysienne. Bernays avait pour objectif de contraindre sans que cela ne soit revendiqué, et même en vendant cela comme de la liberté. De ce point de vue, l’évolution récente en termes de propagande est inquiétante pour les élites au pouvoir. Lorsqu’elles contraignent, elles signent leur aveu d’échec.

Pour ce qui est du XXème, oui. On peut voir les grandes batailles politiques et les guerres sous le seul angle de cette différence en matière de nature de propagande. Ce qui a triomphé, c’est le permissif, l’émancipateur, ce qui prétendument libère. Cela a été la grande force des modèles occidentaux au XXème siècle : imposer sans réprimer de manière apparente. C’est a priori une incohérence, mais c’est bien ce qui fait le secret de cette propagande horizontale : la contrainte que s’imposent les masses, leur assentiment donné à un message, une idée politique, un produit, sont perçus comme une libération — jamais la contrainte n’est apparente. À l’inverse, les systèmes répressifs (comme par exemple les grandes religions) jouent sur la nécessité de se contraindre pour devenir libre, de manière tout à fait assumée. Ce sont ces systèmes que supplante Bernays.

Breizh-info.com : Finalement, sous l’influence des progandistes à la Bernays, nos sociétés occidentales ne sont-elles pas devenues composées majoritairement d’esclaves heureux de la liberté, pour reprendre la phrase de Javier Portella ?

Yann Caspar : C’est bien de cela dont il s’agit, oui. Prospérité et absence de contrainte, les deux mamelles du « monde libre ». La critique de la société de consommation a bien identifié les ressorts de ce modèle occidental qui repose sur une illusion de liberté et une quête de satisfaction permanente. Bernays est véritablement l’homme des relations publiques, de la communication et de la manipulation politique qui aura accompagné ce XXème siècle fait de « fausse liberté ».

C’est donc tout naturellement que la mécanique Bernays prend aussi fin quand ce modèle occidental de prospérité et d’absence de contrainte semble vouloir se terminer sous nos yeux. S’il n’y a plus de prospérité et de confort matériel, quand les classes moyennes vivent dans la peur du déclassement, la propagande dégénère et devient folle.

Breizh-info.com : Quel est l’antidote à ces propagandistes ? Comment anéantir la propagande actuelle dans les pays dits démocratiques, sans céder dans d’autres sens à la propagande et à la manipulation des masses ?

Yann Caspar : Je dirais tout d’abord qu’elle a tendance à se discréditer toute seule. Par certains aspects, la combattre devient chaque jour chose plus aisée. Nous en sommes tout de même arrivés à l’expresso debout et aux plages dynamiques, à notre liberté qui se jouerait en Ukraine, aux supporters anglais et autres Kévin et Mattéo qui cassent tout. Comment voulez-vous que la part grandissante de Français dans le rouge le 10 du mois continue à avaler durablement ces mensonges ?

L’avantage, si on peut dire, de la dégénérescence de cette propagande, c’est qu’elle a dévoilé des mécanismes et des méthodes qui jusque là devaient rester dans l’ombre. L’on s’est par exemple aperçu que ces fameux experts n’étaient pas là pour ramener de la raison, de la connaissance, de la hauteur et l’objectivité dans les débats, mais bien pour faire œuvre de manipulation des opinions. C’est la méthode du tiers-parti et de la figure d’autorité que Bernays a pratiquée toute sa carrière. Désormais, on le sait : quand on entend le mot « expert », il faut sans délai couper notre écran. La dégradation de la situation économique et sociale fait son effet en termes d’acceptation de la propagande, alors que cette dernière devient de plus en plus vulgaire et grossière. Tous les éléments sont réunis pour qu’il y ait enfin une réaction de rejet conséquente de tout ce qui a été dicté dans le débat public ces dernières décennies.

Propos recueillis par YV

Crédit photo : DR[cc] Breizh-info.com, 2023, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine
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Une réponse à “Yann Caspar : « Edward Bernays l’a emporté sur Goebbels et les propagandistes soviétiques » [Interview]”

  1. Pschitt dit :

    Opposer propagande horizontale et propagande verticale est un contresens ou, plus exactement, c’est confondre les fins et les moyens en se laissant piéger par le parallélisme apparent du vocabulaire. De même, on ne peut pas dire que Bernays l’a “emporté” sur Goebbels et les propagandistes soviétiques. Tous ont exploré le fonctionnement du cerveau humain afin de l’utiliser pour obtenir certains effets, en héritiers lointains d’Aristote et en précurseurs des sciences cognitives d’aujourd’hui. Confondre les techniques avec ceux qui les emploient est une tentation fréquente (on jugera une technique “bonne” ou pas selon qu’on aime ou pas celui qui l’utilise). J’ai l’impression que Yann Caspar n’échappe pas entièrement à cette auto-intoxication.

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