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Rémi Soulié : « Frédéric Mistral, en créant et en soutenant le Félibrige, fut un véritable homme d’action » [Interview]

« Depuis les Homérides de l’Archipel, un tel jet de poésie primitive n’avait pas coulé. C’est Homère ! », s’était écrié Lamartine à la découverte de Mireille. D’inspiration gréco-latine, la poésie de Frédéric Mistral n’est aucunement un simple divertissement bucolique, elle est une œuvre sacrée autant qu’un fait politique et civique. En ce sens, comme Homère fut, selon Platon, « l’éducateur de la Grèce », Mistral, à la fois classique et romantique, fut l’éducateur de la Provence. Dans un livre intitulé « Frédéric Mistral, patrie charnelle et Provence absolue », Rémi Soulié révèle le fond de cette idée mistralienne qui, à travers le chant épique, réunit à la fois l’appel du divin et de l’enracinement dans une terre et dans une langue.

Un livre à commander chez son éditeur, la Nouvelle librairie.

Rémi Soulié, né en 1968 en Rouergue, est philosophe et écrivain. Il a publié une dizaine de livres, dont Nietzsche ou la sagesse dionysiaque (Points), Racination (Pierre-Guillaume de Roux), Les métamorphoses d’Hermès et Les âges d’Orphée (La Nouvelle Librairie). Il collabore également à plusieurs médias, notamment Éléments, Radio Courtoisie et TV Libertés.

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire un livre sur Frédéric Mistral ?

Rémi Soulié : Qui m’y a invité, dirais-je plutôt en l’occurrence : Antoine Dresse, alias Ego non, qui dirige désormais la collection Longue Mémoire de l’Institut Iliade. Je n’envisageais pas, dans l’immédiat, d’écrire un essai sur un auteur. Je poursuivais l’écriture de la suite de L’Éther, de longue haleine, mais je me suis interrompu avec joie pour répondre à sa proposition. Au premier chef, parce que l’œuvre de Mistral m’enthousiasme, que je ne m’y étais pas replongé depuis une quinzaine d’années et que c’était l’occasion d’y revenir d’une manière méthodique, mais aussi parce que j’aime beaucoup cette collection – dans laquelle j’ai déjà publié Les Métamorphoses d’Hermès et Les Âges d’Orphée – et que je réfléchis depuis un moment à un troisième petit volume sur L’Âme du monde qui s’y insèrerait ; c’était donc aussi une façon de la rejoindre plus rapidement !

Breizh-info.com : Comment décririez-vous le lien entre Frédéric Mistral et la Provence ? En quoi sa vision de la Provence était-elle unique ?

Rémi Soulié : Un lien charnel et spirituel, organique et métaphysique, même si ce dernier terme, s’agissant d’un poète, peut sembler étrange. Il se justifie pourtant, comme j’essaie de le montrer. J’ai d’ailleurs exulté – ou peu s’en faut ! – lorsque je me suis aperçu que le grand Joseph Delteil, disciple de Mistral, l’avait lui-même employé à propos de ce dernier. De surcroît, l’exploration du lien à la fois visible et invisible entre la physique (la physis, la nature) et la métaphysique, de la chaîne d’or (catena aurea) ou de l’axe cosmique qui traverse le monde (le cosmos), le lien, donc, entre la métaphysique et la cosmologie, constitue un point central – c’est le cas de le dire – de ma propre réflexion. En ceci, ce petit livre s’inscrit parfaitement dans mon « œuvre », terme que j’emploie non au sens mondain, qui est répugnant, mais au sens alchimique. Il n’y a que le « grand œuvre » qui m’intéresse vraiment dans l’ordre de l’esprit, auquel il appartient, lequel englobe ceux de l’âme et du corps. Je cherche donc la Pierre philosophale (dont ce que nous appelons la philosophie peut être un…élément), qui est aussi le Graal. Nous ne nous éloignons pas, ainsi, de Mistral, bien au contraire, puisque nous sommes au cœur de son poème. D’un certain point de vue – celui de Borges, notamment –, il n’y a d’ailleurs qu’un auteur et qu’un texte.

Cela n’est en rien contradictoire avec le caractère « unique » de la vision mistralienne, qui est l’angle de vision ou la focale d’un poète. Le poète est celui qui a les deux yeux ouverts, celui de la lune et celui du soleil, mais qui contemple avec son troisième œil. Par excellence, il est donc comme Ulysse un adversaire des Cyclopes – qui pullulent – et des aveugles (Homère et Tirésias, réputés aveugles, voyaient uniquement avec leur troisième œil, comme Borges ; la parabole évangélique dite des aveugles est également très… éclairante).

La vision provençale de Mistral est unique, comme le sont celles de Bosco, Giono ou Pagnol. Son unicité repose tout entière sur ce que l’on pourrait appeler la naturalité de la langue : le langage n’est pas un fait culturel mais naturel. La langue se tète, écrit Mistral, à la douce mamelle des mères. Si vous connaissez votre langue maternelle, vous connaissez donc la Voie lactée. D’où l’attention que Mistral n’a jamais cessé de porter aux étoiles, aux saintes « estelles », et aux signes, qui sont la langue des dieux, comme l’est la poésie – à certains égards, il est plus romain catholique que catholique romain. D’où, aussi, l’importance de la figure de la Vierge, omniprésente dans son œuvre (idéalement, la virgo lactans, la vierge-mère allaitante) – l’anima d’un poète est toujours vive. De la Provence, Mistral a une conception immaculée. 

Le poète, en lui, ne se distingue pas du lexicologue, de l’auteur du Trésor du Félibrige. La terre provençale est éclairée par le verbe provençal, non en surplomb, mais depuis l’intérieur. L’un et l’autre fusionnent pour irradier et rayonner. Voilà pourquoi l’œuvre de Mistral est intégralement solaire. Elle est l’œuvre même du soleil, l’ « Empire du soleil », ce qui ne peut être dit des œuvres de Bosco, de Giono ou de Pagnol, dont les splendeurs sont autres, plus nocturnes, plus tragiques (chaque fois que j’en ai l’occasion, je répète que Jean de Florette et Manon des sources, c’est Eschyle et Sophocle).

Breizh-info.com : Votre livre est sous-titré “Patrie charnelle et Provence absolue”. Pouvez-vous nous expliquer l’emploi de ces termes ?

Rémi Soulié : La patrie charnelle, organique, physique (d’où procède ce que Mistral appelle la « race », comme Péguy, lequel mourra significativement la même année que lui, en 1914, où meurent décidément bien des êtres et des choses en Europe…) est incluse dans l’Idée platonicienne de patrie (de République ou de Politique, si l’on préfère), cette « jolie fille de l’absolu », comme dit votre compatriote Saint-Pol-Roux (où l’on retrouve la virgo), dont elle tire tout son être. Alexandre Vialatte l’a su, notamment dans L’Auvergne absolue. Ceux qui ont une entente par trop naturaliste des patries charnelles ratent leur dimension de profondeur et de hauteur, pourtant suressentielle. L’un des risques, dans ces cas-là, même s’il est anecdotique, est de comprendre la « race » d’une manière toute moderne et, paradoxalement, de « dépouiller » en limitant. Maurras, autre grand disciple de Mistral, savait fort bien que son nom, comme celui des autres Morel occitans, faisait entendre le Maure. Et après ? Et après,…rien, dans une société normale. Il en va bien entendu très différemment en période de « remplacisme global », comme dit Renaud Camus où, avec Dominique Venner, il convient d’en appeler aux poètes et aux combattants pour sauver ce qui peut et doit l’être. La poésie, bien sûr, est un combat, le « combat pour l’Âme du monde » – si cher à Henry Corbin – qui passe par celle de chaque parcelle (qui rime, donc s’accorde et concorde, avec estelle et étincelle).

Breizh-info.com : Quel rôle Frédéric Mistral a-t-il joué dans la promotion et la préservation de la langue provençale ? En quoi cela a-t-il façonné l’identité culturelle de la région ?

Rémi Soulié : Un rôle de vivificateur et, dit même Barrès avec raison, de « sauveteur ». Il l’a joué, bien sûr, en tant que lexicologue mais, surtout, en tant que créateur. La langue provençale, grâce à lui, a retrouvé sa noblesse et sa dignité romanes des origines, telles que les troubadours les ont illustrées. Mistral a montré que la langue provençale coulait encore de source, que celle-ci n’était pas tarie mais délibérément obstruée par la volonté de ceux qu’il appelle les « administrateurs » ou les « géomètres » (Louis XIV, Babeuf, Napoléon), puis par les préjugés centralisateurs et uniformisateurs des Jacobins. Il a montré qu’elle exprimait naturellement le génie d’une terre et d’un peuple, que lui-même a en quelque sorte récapitulé et élevé à une dimension que l’on pourrait dire universelle. Je ne reviens pas sur la « querelle du régionalisme », qui est absurde et qui ne peut d’ailleurs surgir que dans un pays aussi centralisé que la France. Malgré l’admiration que je porte à François Villon, il n’est évidemment pas « bon bec que de Paris », même si la reconnaissance de Mistral ne pouvait hélas qu’en provenir.

Le Félibrige, organisation qu’il a fondée en 1854 avec six autres jeunes poètes provençaux, continue de servir la Provence, sa langue et ses traditions.

Breizh-info.com : Mistral est connu pour avoir reçu le prix Nobel de littérature en 1904. En quoi ses œuvres littéraires ont-elles influencé la littérature occitane et française en général ?

Rémi Soulié : Longtemps, l’œuvre de Mistral a eu une valeur « paradigmatique » pour les écrivains de langue d’oc, qu’ils la contestent ou qu’ils la louent. Jean Boudou, Max Rouquette, Max-Philippe Delavouët, Bernard Manciet, d’une manière ou d’une autre, s’y réfèrent toujours, quoique leur style, leur univers, leur esthétique, en soient plus ou moins éloignés. Même l’« occitaniste » Robert Lafont consacre un beau livre à Mistral ou l’illusion. 

Sur le front français, la postérité de Mistral a surtout été maurrassienne et barrésienne mais, outre qu’un certain génie épique a disparu depuis belle lurette, la littérature française (mais pas seulement) ne peut plus supporter de telles explosions solaires, notamment après les explosions ténébreuses des deux guerres mondiales. Mistral, d’une certaine façon, s’est éclipsé comme Barrès, selon Montherlant, s’est éloigné. Le climat généré par le règne de l’absurde et le nihilisme dépressif aurait été irrespirable pour lui tant, à ses yeux, « le diable porte pierre ». Son soleil n’est pas le même que celui d’Albert Camus, autre grand Méditerranéen, qui sommeille pourtant à Lourmarin (peut-être est-ce malgré tout le signe d’une certaine conjonction…). Mistral est le contraire de L’Étranger, bien sûr. Par anticipation, toute son œuvre est édifiée contre lui.

Breizh-info.com : Comment décririez-vous l’influence de Frédéric Mistral sur le mouvement félibréen ? Quels étaient les objectifs de ce mouvement et en quoi Mistral était-il un leader inspirant ?

Rémi Soulié : Comme une influence décisive parce que fondatrice. Le Félibrige défend la langue, les traditions, les mœurs, les coutumes, les usages du Midi. Mistral, en le créant et en le soutenant, fut un véritable homme d’action. Il a travaillé à fédérer les énergies des Provençaux, certes, mais aussi des Catalans, des Italiens, des Roumains et même des Sud-Américains, qui ont en partage la langue romane et la religion catholique. Ses nombreux discours ont également été réunis en volume.

Mistral se caractérisait notamment par un grand sens de la diplomatie. Il veillait par-dessus tout à préserver l’unité du mouvement et à ménager les susceptibilités. Les « Blancs » et les « Rouges » du Midi y étaient les bienvenus, quoique ces derniers y étaient moins nombreux en raison d’un certain « cléricalisme ». Quoi qu’il en soit, l’aura de Mistral était telle que, jusqu’à sa mort et au-delà, les dissensions et, a fortiori, les scissions étaient inenvisageables. Il en sera différemment après 1945 et la création de l’Institut d’études occitanes, dont nombre de travaux et de personnalités sont d’ailleurs tout à fait remarquables.

Breizh-info.com : Quels étaient les principaux défis auxquels Frédéric Mistral a dû faire face dans sa vie et comment les a-t-il surmontés ?

Rémi Soulié : Platon explique que le meilleur moyen de corrompre un homme qui ne craint pas les menaces de mort et qui n’est pas achetable avec de l’argent consiste à le flatter. Mistral aurait pu « faire carrière » à Paris, y compris dans la politique – il s’est vu proposer la députation à plusieurs reprises –, avec ce que cela suppose de « facilités ». Je ne suis pas certain que la fidélité à son pays et à lui-même ait été un lourd défi à relever mais, si ténues qu’elles aient peut-être été, les tentations n’en ont pas moins existé. C’est là un trait de caractère d’une grande noblesse.

Je n’accorde aucune importance à ce que Malraux appelait le « misérable petit tas de secrets » mais il est possible que la vie amoureuse de Mistral, qui aimait beaucoup les femmes, ait été parfois difficilement compatible avec sa foi. Il n’est pas exclu que cela ait entraîné quelques tiraillements.

Peut-être a-t-il également plus ou moins bien supporté les stupides accusations de « sécessionnisme » auxquelles il a été en butte.

Breizh-info.com : Pouvez-vous partager une anecdote intéressante ou peu connue sur Frédéric Mistral qui a captivé votre attention lors de vos recherches pour le livre ?

Rémi Soulié : Je ne me souvenais pas que Mistral avait été aussi perspicace et prophétique lorsqu’il a évoqué une Europe dont il ne voulait pas et qui ressemble horriblement à la nôtre, avec son « conseil des amphictyons », ses marchandages de voix, son impuissance et sa veulerie.

Breizh-info.com : En conclusion, quel héritage pensez-vous que Frédéric Mistral a laissé derrière lui, tant au niveau de la littérature que de la culture provençale ?

Rémi Soulié : Mistral a laissé de grands poèmes, notamment, Le Poème du Rhône, le dernier qu’il ait écrit. Il a renoué avec l’inspiration antique d’Athènes et de Rome, d’Homère et de Virgile, mais sans l’artifice d’une certaine Renaissance française, comme si la Respelida occitane devait être la véritable résurgence de l’esprit européen (depuis Maillane, oui). Il nous a légué la revivification de notre plus ancienne mémoire, l’actualisation de nos fidélités et une vision lumineuse de l’être. Il nous a laissé, d’une certaine manière, le testament du soleil. 

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