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David Engels : « L’Histoire est au centre de ce qui définit notre identité » [Interview]

David Engels est un historien belge germanophone. Il est spécialisé dans l’histoire de l’Antiquité, et de 2008 à 2023, il a été titulaire de la chaire d’histoire romaine à l’Université libre de Bruxelles. De 2018 à 2024, il travaille comme professeur de recherche à l’Institut Zachodni à Poznan où il analyse l’histoire intellectuelle de l’Occident, l’identité européenne et les relations germano-polonaises. Depuis 2022, il est également chargé de cours en l’histoire des grandes civilisations à l’ICES en Vendée, et en 2024, il est devenu « senior research fellow » au MCC Brussels. Il est auteur de nombreux essais, dont « Le déclin » (Paris 2013), « Que faire ? » (Groningen 2019), « Renovatio Europae » (Paris 2020) et « Défendre l’Europe civilisationnelle. Petit traité d’hespérialisme » (Paris 2024). 

Dans le cadre d’un partenariat entre le magazine allemand Freilich Magazine et Breizh-info, nous l’avons interviewé, comme nous l’avions fait précedemment pour Julien Rochedy ou encore Romain Petitjean.

Breizh-info.com : En tant que belge germanophone vous êtes dans l’un des carrefours de la culture européenne, quelle leçon vous en tirer ? 

David Engels : En effet, c’est une identité assez atypique : déjà être belge, ce n’est pas évident comme identité nationale ; mais en plus, être belge germanophone (il y en a à peine 70.000), c’est plus que minoritaire. Pourtant, c’est une énorme chance : baignant dans au moins deux grandes cultures – l’allemande et la française –, je me suis toujours senti avant tout européen avant d’être belge. Je sais que c’est assez rare, la plupart des Européens se définissant d’abord par leur identité « nationale », mais cela m’a ouvert les yeux sur la réalité de notre identité européenne partagée, car bien que les cultures romanes et germaniques puissent sembler très différentes, il y a énormément de choses qui les unit – et ma vie actuelle en Pologne est en train d’élargir cet horizon aussi au monde slave occidental. 

Breizh-info.com : Vous avez commencé votre carrière en tant qu’historien spécialisé dans l’histoire romaine. Pouvez-vous nous parler de ce qui vous a attiré vers cette période de l’histoire et comment cela a influencé votre travail ultérieur ? 

David Engels : Bien que l’Antiquité m’ait attiré depuis mon enfance, ma priorité a toujours été l’histoire globale, et si j’ai finalement abouti sur une chaire universitaire consacrée au monde romain, c’était plutôt parce que ce « choix » était, paradoxalement, celui qui me spécialisait le moins, car nettement plus généraliste dans le temps et l’espace que, p.ex., une spécialisation sur le Moyen Âge européen. 

Breizh-info.com : Quelles sont les principales transitions intellectuelles que vous avez traversées en passant de l’étude de l’histoire romaine à celle de l’histoire intellectuelle de l’Occident et de l’identité européenne ? 

David Engels : Dès le début, la comparaison entre les grandes civilisations a été mon intérêt principal, et au fil des années, les théories que j’ai élaborées à ce sujet se sont de plus en plus clarifiées et perfectionnées. La compréhension du stade suicidaire actuel de l’Europe m’a aussi fait redécouvrir mon propre héritage culturel et m’a fait développer ma propre approche du patriotisme européen que j’ai appelé « hespérialisme » ; un patriotisme non seulement politique, mais avant tout culturel et spirituel. Cette quête m’a d’ailleurs ramené de plus en plus au christianisme, bien que sous un angle assez pérennialiste, de telle manière que, du moins pour le moment, cet intérêt pour la transcendance se trouve au centre de mes recherches récentes. 

Breizh-info.com : Comment votre expérience en tant que professeur de recherche à l’Institut Zachodni à Poznan a-t-elle influencé votre démarche intellectuelle ? 

David Engels : Culturellement, la découverte de la Pologne m’a permis de corriger ma vision de l’Europe assez centrée sur le binôme franco-allemand jusque-là. Et politiquement, être au cœur de la tentative de ré-information du public européen au sujet des nombreux mensonges et des pressions politiques systématiquement générés par les médias et les élites européennes a été une phase de formation assez dure, mais hautement informative – y inclus l’expérience de la défaite finale des conservateurs polonais face à cette action concertée. 

Breizh-info.com : Dans votre travail sur l’identité européenne, quelles sont les principales tendances ou défis que vous avez identifiés quant à la compréhension de ce que signifie être « européen » dans le contexte contemporain ? 

David Engels : Les deux défis principaux, étroitement liés, c’est le manque de volonté de l’Union européenne de se définir comme ensemble civilisationnel spécifique et pas seulement comme un État mondial situé, un peu par hasard, sur le continent européen, et le manque de culture générale historique des citoyens, tous les deux fruits d’une volonté de déconstruction (et de reconstruction) identitaire systématique. Même à l’apogée du nationalisme au 19e siècle, peu d’Européens auraient jamais douté du fait qu’ils appartenaient tous à une seule civilisation commune bien spécifique ; aujourd’hui, en revanche, au milieu d’une Europe unie, peu d’Européens ont encore conservé cette conscience – c’est aussi absurde que triste. 

Breizh-info.com : Comment voyez-vous le rôle de l’historien dans le débat public actuel sur les questions d’identité, de civilisation et de multiculturalisme en Europe, notamment par rapport au concept de Remigration ? 

David Engels : Elle est primordiale, car l’histoire est au centre de ce qui définit notre identité. L’identité européenne ne doit pas être « construite », elle est là dès les débuts du Moyen-Âge (car notre civilisation me semble fondamentalement distincte de la gréco-romaine) et traverse l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Le seul problème, c’est que, contrairement à de nombreux autres siècles, elle ne soit plus « conscientisée », car tout ce qui permettrait de le faire est systématiquement ostracisé : l’importance de la foi chrétienne, les particularités de cette « pulsion faustienne » typiquement européenne, les grandeurs de notre histoire passée depuis plus de mille ans, la différence fondamentale entre notre civilisation et les autres, etc. Ainsi, définir l’Europe par les droits de l’homme et nier (ou discréditer) la notion de « civilisations » doit mener automatiquement, tôt ou tard, au mondialisme et au multiculturalisme. C’est uniquement si nous nous rendons enfin compte de ce qui nous unit en tant qu’Européens que nous pouvons défendre et cette identité – et, parallèlement, créer un cadre civilisationnel dans lequel les critères pour le rejet, l’accueil et l’intégration de migrants seront nettement plus faciles à établir que dans la totale absence de notion identitaire que nous subissons aujourd’hui et qui incite les uns au suicide identitaire, les autres au fondamentalisme. 

Breizh-info.com : Comment présenteriez vous votre livre ? 

David Engels : L’essai représente un résumé des centaines d’articles et nombreux ouvrages collectifs que j’ai rédigés ces dernières années ; c’est un genre de systématisation concise de ma pensée sur l’identité européenne et surtout sur la situation actuelle de notre civilisation. J’y décris d’abord les racines historiques de notre civilisation, ensuite son identité « faustienne » fondamentale, puis l’importance de la quête de transcendance pour toute civilisation saine. Je montre ensuite comment l’abandon de la notion de transcendance dès le 16e siècle a ensuite déconstruit tous nos ensembles de solidarité, pour aboutir au nihilisme présent. J’esquisse ensuite les possibilités d’une synthèse finale, « hespérialiste », entre ces deux phases dialectiques de notre histoire (et, au fond, de l’histoire de toute civilisation), pour finir l’essai sur quelques remarques concernant les défis politiques actuels. 

Breizh-info.com : Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette notion d’hespérialisme et quelles sont ses implications pour l’avenir de l’Europe ? 

David Engels : Pour le moment, les choix politiques continentaux semblent se résumer à deux options : l’européisme, donc un genre de syncrétisme entre globalisme, droit-de-l’hommisme, libéral-gauchisme et multiculturalisme qui a transformé les institutions européennes en bastion politique et usurpe l’identité européenne pour favoriser ses objectifs ; et le souverainisme, qui fait découler de l’instrumentalisation européiste de Bruxelles la nécessité d’abandonner l’intégration européenne pour revenir au « bon vieil État-nation ». Les deux options sont autodestructrices : la première, parce qu’elle démonte l’identité européenne de l’intérieur ; la seconde, parce que le retour à une trentaine d’États-nations ne va pas résoudre nos problèmes idéologiques (le Royaume-Uni est aussi « woke » maintenant qu’avant sa sortie de l’UE) et risque, en plus, de transformer notre continent en l’échiquier des intérêts des autres grands empires, avec le risque réel de voir nos petits États-nations, en moyenne à peine plus grands qu’une ville chinoise, montés les uns contre les autres. L’hespérialisme se veut une troisième voie : un patriotisme européen mettant au centre la notion de civilisation européenne. 

Breizh-info.com : Comment défendre, et faire vivre, notre héritage européen ? 

David Engels : Il faut que l’UE montre sa force à l’extérieur en garantissant nos libertés à l’intérieur au lieu de faire exactement le contraire. Pour ce faire, il faudra, d’un côté, réformer ses institutions afin de lui donner les moyens nécessaires à la défense de nos intérêts stratégiques dans le monde tout en limitant à nouveau ses compétences face aux régions, aux métropoles et aux nations. Mais beaucoup plus important : il faut remplacer l’idéologie universaliste qui gangrène les institutions par un vrai patriotisme européen fier de son héritage millénaire au lieu de le discréditer. C’est ce dernier combat qui est le plus important, et il ne sera pas gagné sur le terrain politique, mais avant tout culturel. Dans ce domaine, la droite a énormément à apprendre et doit avant tout se défaire des illusions libérales selon lesquelles ce serait l’économie, non pas la culture qui déciderait du succès politique. Et bien évidemment, il faut commencer par nous-mêmes et vivre nos idéaux dans la vie quotidienne, comme je l’ai montré dans mon livre « Que faire ». 

Breizh-info.com : Quelles sont vos perspectives sur l’avenir de l’Europe dans un monde de plus en plus mondialisé et multipolaire ? Quels défis devrait-elle relever pour préserver sa cohésion et son identité ? 

David Engels : A fur et à mesure que la civilisation européenne s’affaiblit, les autres grandes civilisations, qui ont été systématiquement renforcées par notre délocalisation industrielle et le bradage de notre savoir technologique vont prendre de la place ; un monde « multipolaire » est inévitable, car l’hégémonie des États-Unis est belle et bien terminée. Mais il ne faut pas se leurrer sur ce qu’une telle multipolarité implique pour l’Europe : certes, une telle situation promet de nouveaux équilibres et, peut-être, une certaine émancipation de l’Europe de son allié transatlantique. Mais en même temps, de tels équilibres multipolaires entre grands empires, surtout dans un cadre mondialisé, sont toujours très instables et nécessitent à la fois une certaine « volonté de pouvoir », une présence militaire sérieuse, un vrai patriotisme collectif et un excellent corps diplomatique. Pour le moment, nous ne possédons rien de tout cela – et nous ne devrions pas nous leurrer sur le fait que, depuis la Chine par l’Inde et la Russie jusqu’au mondes musulman et africain, les autres grandes civilisations sont animées par un instinct de ressentiment, voire de revanche à notre égard.  

Breizh-info.com : Devrions nous pas bâtir de plus en plus un Vorfeld européen ? 

David Engels : En effet: il est primordial que les patriotes européens cessent de se laisser diviser par des velléités nationalistes anachroniques et se centrent enfin sur les menaces immédiates qui les concernent tous en défendant leur identité européenne commune contre les menaces internes et externes. Paradoxalement, c’est désormais au niveau européen que ce qui reste de l’État-nation pourra être défendu. Écoles, universités, académies, maisons d’édition, œuvres d’art, communautés modèles, entreprises, médias, systèmes de solidarités sociale – tout est à construire si nous voulons créer une société hespérialiste assez forte pour résister aux grandes crises économiques et idéologiques qui s’approchent à grands pas. 

Propos recueillis par Matisse Royer

Crédit photo : DR

[cc] Breizh-info.com, 2024, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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6 réponses à “David Engels : « L’Histoire est au centre de ce qui définit notre identité » [Interview]”

  1. kaélig dit :

    Il faut sauver la civilisation européenne !

  2. skao dit :

    Photo du peuple Kalash au Nouristan

  3. patphil dit :

    ils veulent faire table rase du passé, qu’est ce qui les dérange?

  4. pedro dit :

    ouf, il y a quelques rares européens conscients des enjeux à venir. loin des idées mondailistes ou « souverainistes »

  5. Raymond NEVEU dit :

    S’il est germanophone il doit venir du Limbourg.

  6. Jacinthe Lafrenaye dit :

    Toutes les institutions européennes se donnent des titres sans être élus. Georgia Meloni vient justement de dénoncer cet état de fait, et avec raison.
    La dictature que l’Union européenne fait subir aux pays européens est insoutenable, discriminatoire et complètement insensée.
    Il faudrait changer les traités ou sortir de l’UE.

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