Léna a perdu son mari et son fils au Soudan, dans un attentat islamiste. Un jour, un homme lui propose des missions d’espionnage qu’elle finit par accepter. Ces trois albums, scénarisés par Pierre Christin et dessinés par André Juillard, avaient pour thème l’après-communisme, le terrorisme islamique et la poudrière du Moyen Orient. Ils sont aujourd’hui réédités en intégrale.
Le premier récit commence à Berlin, dans l’ancienne zone est. A la demande de Paul-Marie de Calluire, un responsable des services secrets français, la mystérieuse Léna rend visite à un ancien dignitaire du régime communiste. Un buste de Lénine trône sur le buffet. Une liste de contacts lui est remise, qu’elle se met aussitôt à apprendre par cœur. Elle reprend sa route en transports en commun. A Budapest, elle remet à un autre contact une boîte-cadeau de pâtes d’amande viennoises. Puis elle repart et passe la frontière avec la Roumanie. A un troisième contact elle livre un flacon de parfum. Puis à Kiev, en Ukraine, elle remet une fausse mallette d’insuline. On la suit toujours plus à l’est, jusqu’en Syrie…
Dans le deuxième récit, Léna a refait sa vie en Australie auprès de Rob et du fils de celui-ci. Mais elle est toujours hantée par sa vie passée. L’agent Paul-Marie de Calluire lui propose une nouvelle mission périlleuse : infiltrer un groupe d’islamistes radicaux qui fomente un triple attentat kamikaze sous le métro aérien de Paris. Trois jeunes femmes, formatées par leur famille, seront ces martyres. Léna devra leur faire prendre leurs marques dans Paris en faisant croire qu’elle épouse la cause des islamistes…
Le troisième et dernier récit se déroule dans un immense et luxueux chalet bien gardé, au Québec, au cœur d’une superbe forêt enneigée. Lena, très élégante, tout de noir vêtue, sous la couverture de représentante d’une société d’évènementiel, accueille une dizaine de hauts diplomates de grandes puissances. Ils vont préparer un sommet international à haut risque pour aboutir à la fin des tensions au Proche-Orient, en Syrie, Jordanie, Liban et Israël. Entre les réunions, elle doit organiser les réjouissances : promenades à cheval, séances de piscine, salle de sport… Mais après la première série de réunions, l’un des acteurs a trouvé la mort dans un inexplicable accident de voilier. Les jours passant, les discussions deviennent très tendues. Les participants en effet n’ont pas tous intérêt à ce que les tractations aboutissent…
Le Long Voyage de Léna, publié en 2006, a été suivi en 2009 de Léna et les trois femmes et en 2020 de Dans le brasier.
Le scénariste (bande dessinée, cinéma) et écrivain Pierre Christin (1938-2024), originaire de la banlieue parisienne, étudie à la Sorbonne (doctorat en littérature comparée) et à l’Institut d’études politiques de Paris. Dans les années 1960, il enseigne la littérature française à Salt Lake City (États-Unis), où il retrouve le dessinateur Jean-Claude Mézières, un ami d’enfance rencontré dans un abri souterrain pendant les alertes aériennes de la Seconde Guerre mondiale. Depuis les États-Unis, ils envoient en 1967 au journal Pilote une bande dessinée de science-fiction : Les Mauvais Rêves, première aventure de Valérian et Laureline, sans imaginer la longévité de cette série. Dans cette œuvre d’aventure et d’humour, Pierre Christin entend en arrière-plan dénoncer le libéralisme. Nommé à l’Université de Bordeaux, il crée en 1968 l’école de journalisme. Chez « Pilote », dans les années 1970-1980, il écrit une soixantaine d’albums, notamment pour Tardi et Boucq. Cet auteur, qui peut être considéré comme un intellectuel de gauche, a la lucidité de dénoncer, contrairement à tant d’autres à cette époque, les crimes des régimes communistes. Il réalise notamment des scénarios pour Enki Bilal (La croisière des oubliés, Le vaisseau de pierre, Les Phalanges de l’Ordre noir, Partie de chasse) et Annie Goetzinger (La Demoiselle de la Légion d’honneur, La diva et le Kriegspiel, Agence Hardy). Il écrit toujours son scenario en fonction du style et des préférences du dessinateur.
A partir des années 2000, il réalise Léna. Dans le premier album, une jeune femme, Léna, effectue depuis Berlin un long voyage dont les motivations demeurent secrètes pendant les deux tiers de l’album, jusqu’à ce qu’on comprenne qu’il s’agit d’une mission d’espionnage. Puis, à la demande des services secrets français, elle accepte d’infiltrer un groupe terroriste islamiste qui prépare une nouvelle série d’attentats à Paris. Ce scénario nous fait ainsi découvrir les rouages du terrorisme islamiste. Christin explique que « Le terrorisme moderne a amené beaucoup de femmes à transformer leur corps en armes. Ce qui ne manque pas de me plonger dans la consternation… Les motivations des terroristes ne sont pas toujours nettes. Ils peuvent détester le capitalisme ou l’Occident, mais on se rend compte que presque tous ont vécu un traumatisme. Ou bien souhaitent être à la hauteur d’un parent ou grand-parent qui a été résistant, engagé dans les Brigades Rouges ou ETA. Par un cheminement obscur, ces gens deviennent des terroristes, sans toujours réaliser qu’ils se battent contre des démocraties – ce qui fait d’eux des salopards » (Bo Doi 4 janv. 2010). Le troisième récit, un huis clos un peu trop bavard, rappelle Partie de Chasse, un de ses chefs d’œuvre dessiné par Enki Bilal. Christin pointe l’erreur initiale des pays occidentaux : les frontières artificielles aboutissent à des problèmes insolubles. Dans chaque récit, Christin distille son intrigue au compte-goutte, laissant supposer qu’il va se passer quelque chose à la fin…
Pour cette série de géopolitique, Pierre Christin s’est allié à André Juillard (1948-2024). Ce célèbre dessinateur, spécialisé dans la bande dessinée historique (Les 7 Vies de l’Épervier, Arno, Mezek et Double 7…), avait repris la série Blake et Mortimer. Mais entre chaque épisode, il pouvait dessiner une autre histoire. L’entente avec Christin était si forte que Juillard avait pu obtenir des modifications du scenario, pour le 3ème récit, notamment par l’adjonction de scènes d’action afin que Léna utilise ses compétences physiques. Ainsi, celle-ci monte à cheval, pratique le ski de fond et participe à une chasse.
Dans la série Léna, comme toujours, André Juillard nous fait admirer son style académique si élégant. Le personnage de Léna est créé par Pierre Christin « sur mesure » pour André Juillard. C’est vrai que l’intérêt porte moins sur l’intrigue que sur les émotions de Léna. On retrouve le visage à la froideur réaliste de l’héroïne du Cahier bleu. Juillard révèle par son trait la tristesse intime de Léna, suite à la perte de son mari et de son fils, qui tente d’exorciser son passé douloureux. On ne la sent en paix que lorsqu’elle est dans l’eau.
La reconstitution de Berlin par Juillard est d’une grande précision. Les deux auteurs sont même allés jusqu’à faire le voyage ensemble, à Berlin, pour mieux en restituer l’ambiance.
Cette intégrale, qui contient à la fin des esquisses de Juillard, rend un superbe hommage à ces deux auteurs qui viennent de disparaître.
Les trois voyages de Léna, 192 pages, 35 euros. Editions Dargaud.
Kristol Séhec.
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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Une réponse à “Léna, superbe bande dessinée d’espionnage et de géopolitique.”
Personnellement, je trouve que le dessin est figé et manque d’émotion, un peu comme dans Michel Vaillant…