Ils prenaient la poussière depuis la mort du général Franco : 22 337 dossiers nominatifs, « oubliés » au fond d’armoires du quartier général de l’armée espagnole, représentant 25 003 condamnations à mort par la justice militaire, de l’établissement de la dictature en 1939 jusqu’à sa fin en 1975.
Exhumées en 2010, ces liasses ont été analysées à partir de 2019 par Miguel Platon (voir l’interview que nous avons faite de lui ici), un historien marqué à droite, auteur d’un livre-évènement outre-Pyrénées, récemment traduit en français (1). Selon ces documents de première main, un total de 14 à 15 000 Espagnols, appartenant au camp républicain, auraient été exécutés dans les années suivant immédiatement la guerre civile.
Cette évaluation est la plus basse disponible, dans la guerre des chiffres et des mémoires qui continue d’agiter l’Espagne : à gauche, on en reste à l’image d’un Franco « génocidaire », responsable direct de plusieurs centaines de milliers de morts innocents.
Pour Platon, les estimations hautes sont basées sur des interprétations erronées et tendancieuses des documents historiques, confondant surmortalité toutes causes confondues et celle causée directement par la répression, ou encore le nombre de condamnés à mort (30 000 officiellement) et ceux effectivement passés par les armes.
Une plongée concrète dans la justice des années les plus noires du franquisme
Le livre de Platon montre le fonctionnement de la justice militaire franquiste, qui monopolise la répression politique progressivement à partir de 1937, puis complètement à partir de 1939.
Au premier étage, des tribunaux militaires expéditifs, qui condamnent à la chaîne malgré des preuves souvent fragiles ; en appel, deux instances d’« auditeurs militaires » qui réexaminent à l’abri du public tous les cas, émettant des recommandations de grâce ou de mise à mort effective ; tout en haut, Franco en personne, qui avalise presque toujours l’avis des auditeurs par un simple « Enterado » (« Vu ») annoté sur le dossier.
Or au final 50 % des condamnés républicains ont vu leur peine commuée en peine de prison, selon des critères que détaille Platon et qu’il illustre par des exemples.
De façon étonnante, la politique n’entre pas en ligne de compte, en tout cas moins que les circonstances et les comportements réels ou supposés des justiciables. En principe, à partir de janvier 1940, il faut avoir du sang de civils désarmés sur les mains pour terminer devant un peloton d’exécution.
Le cas de l’ingénieur breton Pierre-Marie Guyomard le montre bien. Ce natif de Pédernec, partisan de l’anarchisme, rejoint en 1936 les Brigades internationales : Madrid, Jarama, Brunete, Belchite, Teruel, il fait les plus grandes batailles, avec le grade de lieutenant, dans la défense anti-aérienne et les fortifications. Rendu à la vie civile fin 38 par la dissolution des Brigades, il « mène une vie désordonnée, s’énivrant constamment », selon le dossier d’accusation après son arrestation à Barcelone en 1939. Mais n‘ayant été accusé d’aucun crime contre des civils et son cas étant défendu par l’ambassadeur de France (c’est-à-dire par Pétain ou son successeur immédiat), sa peine est commuée par Franco le 9 octobre 1940 en prison à perpétuité. Libéré à une date inconnue, il meurt en 1949 à Paris, âgé de 52 ans, vraisemblablement usé par des conditions de détention très dures.
Un cas-limite est celui de Francisco Sanchez Habas, ouvrier agricole socialiste de 25 ans. En 1937, il avait volontairement participé comme milicien à un épisode emblématique de la guerre d’Espagne : l’encerclement du sanctuaire de Notre Dame de la Cabeza où des gardes civils s’étaient retranchés avec leur famille pour échapper à une mort programmée. Après 8 mois de siège, l’accusé participe à l’assaut final, au cours duquel il lance un grenade qui tue des femmes et des enfants. A la défaite de la République, Sanchez est arrêté et condamné à mort par le tribunal militaire de première instance. Les auditeurs estimeront cependant qu’il s’agit de faits militaires et suivant leur avis, Franco accordera la commutation de peine le 7 octobre 1940.
Estanislao Barco Lopez a eu lui très chaud. Ce boulanger de 51 ans avait été membre du « comité rouge » du village Los Cerralbos, près de Tolède. En 39, il est accusé devant la cour martiale de Madrid de différents pillages, de la destruction de l’église paroissiale et d’avoir participé à l’assassinat du chef local de la Phalange, l’organisation de style fasciste créée par Primo de Riveira. Barco est condamné à mort et son cas est réexaminé par les auditeurs militaires. Or les compléments d’information recueillis auprès des autorités locales et dans la demande de grâce de l’accusé donnent un autre version de l’affaire : « aucun acte de violence, aucun vol n’a été commis (dans le village pendant la terreur du Front populaire) ; au contraire, on a sauvé le prêtre en l’emmenant chez ses parents à Madrid (…) ». Quant au phalangiste, il était venu se cacher chez son frère. Ce dernier avait « communiqué sa présence au Comité, qui lui avait reproché cette information, alors qu’il pouvait le garder sans que personne ne le remarque, lui offrant un sauf-conduit pour qu’il parte, considérant qu’il était dangereux pour tous de le protéger ouvertement, puisqu’il était un ancien candidat fasciste pour la province. Les habitants de son village, situé à seulement 6 km, n’ont pas eu de mal à apprendre sa présence à Los Cerralbos et quelques jours plus tard une voiture a été envoyée pour le chercher. Le Comité a refusé de remettre le réfugié, mais il a dû le faire plus tard sur ordre (…) Tout le village commençait à être considéré comme fasciste (…) Il fallait faire quelque chose. Ce quelque chose consista à dissimuler les objets liturgiques dans la sacristie et à endommager l’église pour faire sensation. » Sur avis favorable des auditeurs, Barco a été totalement blanchi et libéré le 9 juillet 1940.
Folies et grandeur des Espagnols de la Guerre civile
Bien sûr, tous les accusés n’ont pas eu droit à la même clémence, mais à l’inverse tous les exécutés n’ont pas non plus été victimes d’erreur judiciaire. Comme le montre Platon, la répression franquiste faisait suite à une décennie de violences politiques de la gauche. Loin du front, les Mélenchon de l’époque s’étaient complètement déchaînés, car tout était permis contre les « fascistes », y compris femmes et enfants.
Le cas de la Catalogne est parlant : selon les relevés de Platon, la justice militaire y a exécuté 3 230 républicains entre 1939 et 1945 pour des faits remontant à la guerre civile. Or entre 1936 et 1939, les « rouges » en avaient liquidé 8 352 !
Au-delà des froides statistiques, les dossiers des accusés livrent quantité d’anecdotes sur les horreurs de la guerre civile et de sa répression, mais tout autant sur la générosité active d’Espagnols de toutes origines : aussi bien des républicains qui ont sauvé des milliers de gens de droite persécutés par le Front Populaire, que des vainqueurs de 1939 demandant grâce pour les vaincus.
Enora
1) Miguel Platon, « La répression dans l’Espagne de Franco, 1939-1975 », 2025, L’Artilleur, 23 euros
En préface, l’historien Stanley Payne met à jour les compteurs de la guerre civile : morts sur le champ de bataille : 75 à 80 000 républicains, 65 à 70 000 nationaux ; 25 000 combattants étrangers des deux camps / civils tués dans des exécutions à l’arrière du front : 55 000 par les nationaux, 45 000 par les républicains / civils tués dans des opérations militaires (majoritairement des bombardements de la zone républicaine) : 15 000 / républicains exécutés après 1939 pour des faits supposés liés à la guerre civile : 15 000
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